Mon frère Yves
de Pierre Loti

critiqué par Myrco, le 31 décembre 2013
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Loti...ou le charme de l'écriture
Une fois de plus, Loti se met en scène ici dans une histoire nourrie de son vécu (n'oublions pas qu'officier de la marine nationale, il passa près d'une vingtaine d'années en mer), une histoire forte d'amitié profonde et indéfectible avec un matelot breton dont il se fera le mentor et l'ange gardien, son "frère" Yves inspiré d'un personnage réel, Pierre Le Cor. Il aura fort à faire avec ce dernier, un de ces beaux gabiers athlétiques et courageux qui risquaient leur vie en haut des grands mâts (nous sommes encore dans les années 1880 au temps de la marine à voiles), un être adorable et exemplaire à jeun mais que le démon atavique de l'alcool peut transformer en être violent et indomptable, en brute avilie et bourreau de ses proches dès qu'il met le pied à terre...

Le récit nous entraîne tantôt dans l'immensité morne et la beauté sublime des mers du Sud, tantôt au cœur de terribles déchaînements des éléments à l'autre bout de la planète (la description de la tempête et de son vécu par les marins, véritable morceau d'anthologie est sans doute le passage qui m'a le plus marquée) ou encore sur cette mer brumeuse, à quelques encablures parfois des dangereux rochers qui longent la côte bretonne. Loti témoigne là de divers aspects de cette vie faite de routine, d'aventures et de renonciations que menaient ces jeunes hommes d'équipage, une "vie drastique au large", une vie de "séquestration sur (un) couvent flottant" que troublaient la nostalgie de la terre natale ou le rêve de la liberté par la désertion dans de grands sursauts de mélancolie ou de révolte contre cette discipline de fer des navires de guerre.

Mais "Mon frère Yves" n'est pas seulement un roman de la mer. La relation des séjours à terre, après de longues périodes de campagne sans revoir les siens, tient tout autant de place dans le récit : séjours de tous les dangers dans ce sinistre port militaire de Brest où vit toute une population misérable - notamment les ouvriers de l'arsenal -avec ses bouges et où sévit un alcoolisme endémique ou retours dans les familles, dans une Bretagne de l'intérieur, aux teintes grises ou roses selon la saison, une Bretagne encore complètement isolée, primitive, qui perpétue ses traditions ancestrales.

Si les péripéties de la vie d'Yves en but à son éternel combat contre lui-même captent l'intérêt du lecteur dans la première moitié du roman, la suite comporte des passages plus mièvres bien que l'auteur sache relancer l'inquiétude au sujet du devenir de son personnage.

Mais comme toujours, chez Loti, c'est moins l'histoire qui importe que la magie, le charme de son écriture, cet art consommé des longues descriptions, cette façon de restituer des impressions, de recréer des atmosphères dans laquelle il excelle.
Extrait : (une fin d'après-midi de pluie en décembre à Brest)
"L'air avait quelque chose de tellement terne, de tellement éteint qu'on ne pouvait se figurer qu'il y eût quelque part un soleil ; on en avait perdu la notion. On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grosses nuées humides qui nous inondaient ; il ne semblait pas qu'elles pussent jamais s'ouvrir et que derrière il y eût un ciel. On respirait de l'eau. On avait perdu conscience de l'heure, ne sachant plus si c'était l'obscurité de toute cette pluie ou si c'était la vraie nuit d'hiver qui descendait. "
Une vie de marin 7 étoiles

Rendant hommage à l'un de ses plus fidèle amis, Loti nous livre ici le récit d'une vie, celle d'Yves, partagée entre les longs voyages sur la mer et le courts séjour sur terre, marin doué et efficace sur un bateau mais qui ne peut s'empêcher de boire plus que de raison une fois accosté. Avec une écriture toujours aussi fluide et poétique, l'auteur arrive tout aussi bien à nous entraîner au cœur d'une tempête sur une mer lointaine que dans les chaumières et sentiers bretons battus par les vents. Cependant, lorsqu'il s'attarde sur les problèmes de boisson d'Yves et de ses compagnons on aurait presque l'impression de lire du Zola car il y a une certaine similitude entre le personnage principal et certains de L’assommoir. Yves est d'ailleurs un personnage assez intéressant qui a toute notre sympathie lorsqu'il est dans son état normal mais qui m'a également bien horripilé quand il retombe dans ses vieux travers et avec pour seule excuse qu'il est comme cela et que ce n'est pas sa faute.

En tout cas, j'ai bien aimé ce roman, il ne se passe pas forcément énormément de choses et pourtant j'ai été tout de même pris par le récit ainsi que par son ambiance et je me suis bien attaché aux personnages. Une œuvre qui m'a donc fait passer un très bon moment et qui mériterait bien d'être un peu plus connue.

Koolasuchus - Laon - 35 ans - 7 mai 2021