Les porteurs de glace
de Anna Enquist

critiqué par Saint-Germain-des-Prés, le 27 juin 2003
(Liernu - 56 ans)


La note:  étoiles
La froideur de l'isolement
Lou et Nico ont une fille de 19 ans, Maj, partie sans un mot six mois plus tôt.
Ils appréhendent la situation différemment, la gèrent comme ils le peuvent.
« Il la tira de sa chaise et la serra contre lui.
Elle sentit le poids des bras de l'homme, le souffle de sa respiration dans ses cheveux.
Comme s’il me consolait, se dit-elle, comme s’il savait ce que je pense et me soutenait.
Il n'en a pas la moindre idée, il ne me réconforte pas non plus et pourtant je le ressens de cette façon, parce que je le veux.
Si je ne le faisais pas, il ne me resterait absolument plus rien du tout. »
Ce fossé était déjà creusé dans l’éducation qu'ils ont donnée à Maj.
Nico disait : « Nous devons lui poser des conditions, la stimuler pour amorcer son développement, ignorer tout comportement négatif.
Au contraire, c’est en prêtant attention aux plaintes, aux pleurs et aux refus qu’on encourage ceux-ci », ou encore : « Je veux de l'efficacité.
Supprimer les choses superflues et vaines ».
Quant à Lou, elle ne s'opposera jamais à son mari « angoissée à l’idée que la colère de Nico se retourne contre elle ».
Mais Lou et Nico partagent au moins une attitude : la fuite dans le déni.
« Et tout cela en silence, séparés l'un de l'autre, seuls.
Lui chassait les heures à coups de pédale sur son vélo de course, elle les enfonçait à coups de bêche dans le sol .» « Ne pas en parler entre eux, ne prononcer aucun nom, n'évoquer aucun souvenir, ne faire aucune allusion, telle était leur convention la plus inébranlable.
Ce n'était l'affaire de personne.
Le non-dit était devenu le noyau de leur union. »
Les digues lâchent petit à petit…
Nico devient incontrôlable au boulot...
Lou tourne et retourne ces interrogations dans sa tête…
Car un autre secret mine le couple, on ne l’apprendra que tard dans le livre.
D'où le titre : les porteurs de glace étaient chargés autrefois de prélever des carottes d’un glacier, de les transporter sur le dos pour amener de la fraîcheur aux villes, « exactement comme Lou et lui, courbés sous un fardeau froid qui, à chaque kilomètre, pesait un peu plus sur leur moelle épinière ».
Le début et le milieu du livre mettent les éléments en place pour déboucher sur une fin parfaite.
Ce qui fait que jusqu'aux deux-tiers du récit, j’étais un peu déçue.
Mais la conclusion éclaire toute la construction du livre et du coup, la psychologie des personnages n’en est que plus vraisemblable.
Glauque mais touchant 8 étoiles

La chape de plomb ne tarde pas à s'abattre sur la lecture de "Les porteurs de glace" ! Anna Enquist, grande prêtresse dans l'art de distiller une analyse psychologique de l'angoisse, du manque, de l'attente !.. J'ai ouvert ce roman en me sentant complètement démunie : le couple de Lou et Nico est aux antipodes, l'une tente de poursuivre ses cours et de dompter son jardin sablonneux, l'autre part en vrille dans une nouvelle orientation de sa carrière professionnelle. Un silence s'abat dans le couple, qui est perceptible dès le début. Une maison en bord de mer, dont on ne perçoit jamais les échos de la mer ou des mouettes. Juste des battements de coeur d'une femme qui souffre en silence. Car dans ce couple, il y a le poids énorme et envahissant de l'absence d'un enfant - Maj. Partie, disparue, égarée... Tous deux ont refusé d'en parler mais la chambre de l'enfant est toujours là, intacte, avec les livres scolaires, l'équipement de hockey, les chaussons de danse, etc. Le couple s'éloigne et se rapproche dangereusement du précipice. L'issue, fatale, parviendra-t-elle à les réconcilier, à exorciser les chagrins étouffés ou à balayer ce silence trop pesant ? "Les porteurs de glace" est un roman qui glace le coeur (et le sang) tant l'écriture et l'ambiance sont solennelles. Ecrit d'une main de maître, ce livre se lit à un rythme qui s'emballe progressivement. Il s'inscrit dans la lignée des romans psychologiques, dont Renate Dorrestein est également douée, des histoires implacables mais profondes et touchantes.

Clarabel - - 48 ans - 16 novembre 2004