La mer et le martin-pêcheur
de Bui Ngoc Tan

critiqué par Myrco, le 30 janvier 2014
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Un Vietnam à la dérive
En découvrant ce livre chez mon libraire, j'avoue avoir été plus attirée par la perspective de découvrir un auteur vietnamien reconnu, semble-t-il, et encore inconnu de moi, que pour son appartenance à la littérature maritime.
Néanmoins, le titre et l'attribution du Prix Henri-Queffelec 2012 à cet ouvrage --prix qui, rappelons-le, est censé récompenser le meilleur roman ou récit maritime, celui susceptible de faire le mieux aimer la mer --m'avait laissé présumer un contenu plus exclusivement axé sur celle-ci.

Certes, l'auteur nous immerge dans le milieu des activités maritimes, au travers de l'évolution de celles-ci, au sein d'une entreprise d'Etat (communisme oblige) : l'Union des Pêcheries de la Mer Orientale, et ce, sur une période s'étalant sur plusieurs décennies.
Certes BUI nous offre, dans la première partie du livre, une somme remarquablement documentée sur le travail des équipages de chalutiers, à grand renfort de détails techniques, sur la vie de ces hommes qui exercent un métier rude "le métier des gens du monde terrestre qui travaillent pour les enfers. (Un métier qui) ne donne aucune certitude"pour nourrir leur famille à l'image du martin-pêcheur, cet "oiseau qui incarne la mer " et peine pour ses petits.
Par ailleurs, le journal du jeune Phong, emmené par son père dans une de ses campagnes, journal inséré par bribes dans cette première partie, nous réserve quelques jolis passages lorsqu'il nous fait partager sa découverte de la beauté et de la diversité de la faune marine ou nous relate la légende du combat entre la baleine et le cachalot. Seul peut-être, le personnage du capitaine Le May incarne vraiment l'amour de la mer que je m'attendais à trouver en ces pages.

Par contre, nous suivrons peu à peu, avec la disparition de la ressource halieutique, la réorientation de l'entreprise vers une activité de commerce décomplexée, dans le cadre de la mondialisation et de l'ouverture à l'économie de marché.
Mais surtout, par le biais de ce microcosme qui englobe non seulement les officiers et équipages des navires, mais aussi tout le personnel administratif ou attaché aux différentes branches techniques ainsi que les cadres dirigeants (la majeure partie du roman se passe finalement à terre ), BUI Ngoc Tan nous livre une analyse pointue et remarquablement détaillée d'un mode de fonctionnement qui s'applique, selon toute vraisemblance, à la société vietnamienne tout entière. Ce texte constitue donc un excellent document sur les rouages d'un système gangrené, une société délabrée à l'image de ce que sont devenus les immeubles de la cité collective où habite le capitaine Trân Bôn : omniprésence des instances locales du Parti qui interfèrent de manière négative avec les hiérarchies d'encadrement, corruption à tous les niveaux, trafics et combines en tout genre et à toute échelle (les uns pour s'enrichir grassement, les autres juste pour subsister) , gâchis de compétences (on se méfie de ceux qui ont fait des études ) , basses intrigues et manœuvres douteuses pour se hisser plus haut, et de manière générale, effondrement des valeurs supplantées par l'argent...

BUI Ngoc Tan est né en 1934 (il est donc d'une génération antérieure à celle des Duong Thu Huong, Bao Ninh, etc...) . Combattant des deux guerres, il a été emprisonné par le régime et n'écrira pas pendant 25 ans. Si son regard est sans concession sur une société "communiste" de moins en moins égalitaire dans laquelle les travailleurs de base restent sur la touche, il est surtout nostalgique d'un monde perdu définitivement chassé par un monde moderne où les jeunes déclarent désormais : "il faut suivre la nouvelle pensée. Sinon on est éliminé (...) Pour vivre, il faut être brutal (...) il ne faut pas discuter avec des paroles, mais avec l'ordinateur.

Le propos est donc indéniablement riche, trop peut-être. En voulant traquer, illustrer, au travers de multiples vies et anecdotes les mille et un aspects de ce délitement généralisé, l'auteur finit par nous noyer dans une œuvre brouillonne et parfois indigeste qui aurait, à mon sens, gagné, sur le plan littéraire, à subir un certain élagage.
La multiplicité des personnages "principaux", le fait que la plupart disparaissent à un moment donné pour être supplantés par d'autres (ajouté au fait que pour un lecteur occidental, il est déjà difficile de s'y retrouver parmi des noms qui, pour nous, se ressemblent) , le flou quant à la datation précise des différentes étapes de cette histoire, participent de ce même sentiment de confusion et de pesanteur parfois.

Dommage, car la manière dont BUI relate certaines scènes cocasses, drôles ou émouvantes, la saveur de certains passages aux expressions imagées, sa capacité à restituer le réalisme de certaines sensations (je pense à Le May ingurgitant son alcool) témoignent d'un talent qu'étouffe, à mon sens, ce que je relevais précédemment.