Le cul de Judas
de António Lobo Antunes

critiqué par Paofaia, le 24 novembre 2013
(Moorea - - ans)


La note:  étoiles
Si nous étions..
Si nous étions, Madame, par exemple, vous et moi, des tamanoirs…

Et débute un long soliloque chapitré de A à Z dans lequel Antonio Lobo Antunes s’adresse à une femme inconnue rencontrée dans un bar et lui raconte , tel qu’il lui revient à la mémoire, et avec nombre digressions, son séjour en Angola comme médecin militaire pendant la guerre déclenchée par Salazar ( « une croisade pour la défense des vraies valeurs de l’Occident: la patrie historique et l’Eglise. »)

Le livre commence par des souvenirs d’enfance et d’adolescence :

« Tu es maigre… Heureusement le service militaire fera de toi un homme. »
Cette vigoureuse prophétie , transmise tout au long de mon enfance et de mon adolescence par des dentiers d’une indiscutable autorité, se prolongeait en échos stridents sur les tables de canasta autour desquelles les femelles du clan offraient à la messe du dimanche un contrepoids païen , à deux centimes le point, somme nominale qui leur servait de prétexte pour expulser des haines anciennes patiemment secrétées. Les hommes de la famille, dont la pompeuse sérénité m’avait fasciné, avant ma première communion, quand je ne comprenais pas encore que leurs conciliabules murmurés, inaccessibles et vitaux comme des Assemblées de dieux, étaient uniquement destinés à discuter les tendres mérites des fesses de la bonne, soutenaient gravement les tantes avec l’intention d’éloigner de futures mains rivales qui les pinceraient furtivement pendant que l’on desservait Le spectre de Salazar faisait planer sur les calvities les pieuses petites flammes du Saint Esprit Corporatif qui nous sauverait de l’idée ténébreuse et délétère du socialisme. La P.I.D.E. poursuivait courageusement sa valeureuse croisade contre la notion sinistre de démocratie, premier pas vers la disparition de la ménagère en Christofle dans la poche avide des journaliers et des petits commis. Le Cardinal Cerejeira encadré, garantissait, dans un coin, la perpétuité de la conférence de Saint Vincent de Paul et, par inhérence, celle des pauvres domestiqués. Le destin qui représentait le peuple hurlant d’une joie athée autour d’une guillotine libératrice avait été définitivement exilé au grenier parmi les vieux bidets et les chaises boiteuses qu’une fente poussiéreuse de soleil auréolait du mystère qui souligne les inutilités abandonnées. De sorte que, lorsque je me suis embarqué pour l’Angola, à bord d’un navire bourré de troupes, afin de devenir, enfin, un homme, la tribu reconnaissante envers le Gouvernement, qui m’offrait la possibilité de bénéficier gratuitement d’une telle métamorphose, a comparu en bloc sur le quai, consentant dans un élan de ferveur patriotique à être bousculée par une foule agitée et anonyme semblable à celle du tableau de la guillotine et qui venait là assister impuissante à sa propre mort.


Ce long extrait du chapitre A pour donner une idée du style, mais aussi de l’ironie constante, de l’humour désespéré qui sourd de chaque page , que l’auteur parle de la guerre et de la mort, de son impuissance complète , de ce que les guerres font des gamins qu’on y envoie, mais aussi de la vieillesse, de l’usure des couples, et de ses difficultés à survivre après cette épreuve.


Mais que l’on se rassure…

J’ai rendu visite à mes tantes quelques semaines après en endossant un costume d’avant la guerre qui flottait autour de ma taille à la manière d’une auréole tombée, malgré les efforts des bretelles qui me tiraient les jambes vers le haut comme si elles étaient armées d’une hélice invisible…
« Tu as maigri. J‘ai toujours espéré que l‘armée ferait de toi un homme, mais, avec toi, il n‘y a rien à faire. ».
Et les portraits des généraux défunts , sur les consoles, approuvaient, dans un accord féroce, l’évidence de cette disgrâce.


Ce texte , presque un long poème en prose, tant il est magnifiquement écrit, donne souvent envie de sangloter de rage devant tant de bêtise humaine.. Rien de bien nouveau sous le soleil, mais certains savent l’écrire admirablement.
Souvenirs marquants de la guerre en Angola 8 étoiles

Le narrateur de ce roman, dont les chapitres sont organisés selon les lettres de l'alphabet, discute avec une femme durant une nuit à Lisbonne. Il est médecin et lui narre les horreurs auxquelles il a assisté durant la guerre coloniale en Angola. Dans son soliloque, il évoque l'état des corps de blessés ou de morts, des corps meurtris, tronqués, violentés. Il évoque les joies sexuelles connues là-bas. Il est même assez étrange parfois de voir se mêler ces deux univers. Il évoquera aussi son enfance, sa famille, Salazar et l'empreinte laissée sur de nombreux esprits dont certains proches. Le narrateur ne se contente pas de décrire, il émet des jugements sur le sens de cette guerre et sur les tristes spectacles auxquels il assiste en totale opposition avec certaines soirées tropicales où alcool et parties de cartes alternent avec sexe et danses ...

Ce roman de Lobo Antunes a quelque chose d'hypnotique. Le lecteur n'entre pas dans un roman facile à lire. Cet écrivain impose une lecture lente afin de s'adapter à ses phrases et d'en apprécier la construction. Ses phrases sont longues, riches en métaphores et témoignent de l'imagination débordante de l'écrivain. Il faut se laisser porter par sa plume et visualiser tout ce qu'il suggère. Aucun cliché : il fait vraiment preuve d'une grande créativité. L'on aurait presque l'impression parfois de lire de la prose poétique, un peu comme la construirait Mircea Cartarescu.

Lobo Antunes, c'est cette écriture puissante : "Allongé à côté de vous et de votre profil nu et immobile, comme celui d'une défunte, de vos cuisses répandues sur les draps, du petit bosquet touchant, géométrique et fragile du pubis, des poils roux du pubis que la lumière rend nets et précis comme les branches des peupliers au crépuscule, il me vient à l'esprit l'image du soldat de Mangando qui s'est installé sur le dos dans son lit, a appuyé son arme à son cou, a dit Bonne Nuit, et la moitié inférieure de son visage a disparu dans un fracas horrible, le menton, la bouche, le nez, l'oreille gauche, des morceaux de cartilages et d'os et de sang se sont dans le zinc du plafond comme des pierres s'incrustent dans des bagues, et il a agonisé pendant quatre heures dans le poste de secours, se débattant, malgré les piqûres successives de morphine, rejetant un liquide pâteux par le trou sans lèvres de sa gorge."

Antonio Lobo Antunes donne à réfléchir par son texte romanesque. La guerre, la colonisation, la chute d'un monde font réfléchir. L'écrivain lui-même a été médecin et est parti en Angola. Il a vu des scènes marquantes, voire traumatisantes, présentes dans quelques-uns de ses textes. Décrire de façon factuelle ne permettrait sans doute pas de retranscrire avec exactitude ce à quoi il a assisté. Sa langue baroque, métaphorique et poétique permet de donner plus d'épaisseur à la réalité même.

Pucksimberg - Toulon - 44 ans - 14 mars 2022