Les bas-fonds : Histoire d'un imaginaire
de Dominique Kalifa

critiqué par Stavroguine, le 19 novembre 2013
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Etrange fascination
Ah, les bas-fonds ! On les connaît, les bas-fonds : depuis Rome, ils n’ont pas changé. On y croise toujours les mêmes femmes de mauvaise vie, qu’elles soient prostituées de Babylone ou bien victimes d’un éventreur à Whitechapel, et les mêmes hommes à la vie pas bien meilleure : mendiants, voleurs, assassins, fous… Le défilé des pauvres dont la hideur physique reflète la moralité déficiente.

On connaît leurs codes, aux bas-fonds, l’humidité partout, les murs qui suintent, les pavés moites, les égouts, la puanteur, les ruelles sombres, étroites, les asiles aussi, les cours des miracles où les estropiés retrouvent leurs membres en fin de journée, les gibets, les prisons, les bars, les bordels, les cantines, les dortoirs, les cités.

Les bas-fonds, sans y mettre jamais les pieds, il semble qu’on en connaisse tout et si comme Dickens, on s’interroge - « où donc est la séduction dans tout cela ? » -, les bas-fonds ne nous en fascinent pas moins.

Quoi que puisse laisser penser le titre de la dernière partie de ce merveilleux essai (Les ressorts d’une fascination), Dominique Kalifa ne nous explique pas le mécanisme de cette attirance perverse pour ce qui répugne tant les sens que la morale : il reconnaît lui-même que cela dépasserait fonction ; l’homme est un historien ; ni un sociologue, ni un psychanalyste. Alors, ce qu’il nous décrit plutôt, c’est comme son sous-titre l’indique « L’histoire d’un imaginaire ».

Pour ce faire, il revient loin : aussi loin que la Bible qui associe souvent le péché à la ville. Or, avant les bas-fonds, il y a la ville. Bien sûr, la ville peut être Jérusalem : elle peut être sainte. Mais elle est surtout Rome et Babylone, des espaces grouillants dans lesquels fleurit le péché jusqu’à provoquer la colère de Dieu pour les cas de Sodome et Gomorrhe. La ville devient donc le lieu dans lequel prospère le vice et c’est là naturellement qu’on retrouvera l’infâme lorsqu’à l’orée du 13ème siècle, la pauvreté sera pointée du doigt.

Car tout vient de l’apparition du concept de « mauvais pauvre ». Avant le 13ème siècle, la pauvreté est universelle, elle est la norme et tout ce qui n’est pas noble dépend pour survivre de la charité et de la bienveillance du clergé et des seigneurs. Mais de la fin du 12ème siècle au milieu du 13ème, se développe en Europe une éthique capitaliste : l’essor d’un monde marchand et de l’urbanisation, renforcé par le protestantisme et les thèses à propos de l’élection divine. Ce changement sociétal mène à la discrimination contre tout ce qui est pauvre. On invente une fausse dichotomie fondamentale : celle du bon pauvre et du mauvais pauvre. Le bon pauvre est celui frappé par la vie et comme il a honte de sa pauvreté, il se cache. Le pauvre qu’on voit est donc le mauvais pauvre, celui qui est pauvre par vice, et dès lors qu’il est le seul qu’on voit, toute la pauvreté devient suspecte. C’est à cette époque qu’apparaissent tous les stéréotypes que l’on nous sert encore maintenant : le pauvre est pauvre parce qu’il est fainéant, il est vicieux et méchant, naturellement malfaisant - un rebut.

Comment les bas-fonds remontent jusqu’à la classe dominante ? Toujours par des procédés qui mènent au foncissement de ses traits. C’est d’abord l’Etat et la police qui dressent les listes des habitants des bas-fonds. Les villes du Moyen-Âge interdisent ainsi à toute sorte d’indigents, de saltimbanques, de Juifs, de colporteurs, de gitans… de pénétrer leurs enceintes. Les arrêtés deviennent de véritables listings des populations à risques, rejetées par la classe dominante et condamnées de ce fait à vivre dans un immonde anti-monde. Plus tard, ce seront les mémoires de policiers, façon Vidocq, qui complèteront le tableau en répertoriant de façon quasi-scientifique tous les types de malfrats pour révéler leur dangerosité afin de permettre aux honnêtes gens de s’en préserver.

Mais il faut encore que la fiction s’empare des bas-fonds pour les changer en un mythe. L’artiste entretient avec l’habitant des bas-fonds une sorte de parenté : il incarne pour lui un idéal de liberté. Aussi, il le célèbre. Il y a d’abord les récits épiques, quand le voleur devient brigand. On pense aux mythes populaires, à Robin des Bois ou Jesse James, mais aussi au mouvement romantique qui atteint son paroxysme dans Les Brigands de Schiller.

Du coup, la classe dominante commence à regarder les bas-fonds d’un autre oeil : après le dégoût, vient la fascination, puis la commisération. C’est d’abord Les Mille et Une Nuits où le Khalife de Bagdad se promène la nuit déguisés en pauvre pour observer les moeurs de ses sujets et les punir, et ça va jusqu’à Batman : le milliardaire et philanthrope Bruce Wayne qui se plonge dans le caniveau de Gotham City pour chasser les méchants. Entre les deux, bien sûr, Eugène Sue et Victor Hugo. On sait du premier qu’il a joué lui-même au prince de Bagdad, escorté par un colosse et un professeur de boxe de ses amis, et a fait des bas-fonds un thème populaire (Kalifa revient sur les nombreuses déclinaisons des Mystères que l’on a retrouvées de Londres à Buenos Aires) ; le second peint les bas-fonds dans un registre socialiste, pour susciter la compassion et que de véritables politiques soient menées pour améliorer le sort des indigents.

Voilà donc l’histoire de ces bas-fonds. Depuis, on ne fait que choisir son camp entre les trois options : avilissement, loisir ou rédemption des bas-fonds. Les grands reporters du 19ème et du 20ème siècle ont tous exploité le filon, s’infiltrant comme Jack London dans les communautés de clochards, passant la nuit dans des asiles, allant même jusqu’à négocier la vente d’une gosse de treize ans. Chacun avait ses fins : l’un voulait dénoncer, l’autre susciter la compassion. Les troisièmes cherchent le frisson en s’encanaillant : dans les clubs de Montmartre, ils font la tournée des grands ducs et créent un véritable tourisme du monde d’en-bas, lançant déjà la vague d’embourgeoisement de certains quartiers dans lesquels on ne se bat plus que pour de faux. Dans tous les cas, les traits sont copieusement grossis.

Aujourd’hui, la tradition se perpétue : les mêmes clichés existent et la SF a même transposé l’imaginaire des bas-fonds dans d’autres anti-mondes peuplés d’autres anti-gens. Cela permet de mettre en évidence que les bas-fonds sont toujours une affaire d’autres et surtout une affaire d’antis, de fantasme et de curiosité. Kalifa nous offre une plongée passionnante et instructive dans cet univers qui ne cesse de fasciner.