Atlas des îles abandonnées
de Judith Schalansky

critiqué par Paofaia, le 11 novembre 2013
(Moorea - - ans)


La note:  étoiles
Invitation au voyage
La préface est d'un îlien d'adoption ( Moorea), Olivier de Kersauson: îles, bateaux immobiles..

Pour chaque île choisie, il y a une carte, une situation géographique, et un bref résumé de l'histoire. Bien sûr, pour chaque île, on a envie d'en chercher un peu plus, car elles sont nombreuses et cela prend beaucoup de temps.
En fait, c'est justement , je crois , ce que la talentueuse Judith Schalansky a voulu faire, nous faire voyager , rêver un peu, mais a-t-on vraiment envie d'y partir? Très franchement, souvent , il ne vaut mieux pas.

Tous les textes sont empreints de poésie, chacun est une petite histoire en soi, et c'est difficile d'en choisir. Sauf peut être une île par exemple qui m'a toujours fait beaucoup sourire, l'île de Clipperton ( il n'y a que des crabes..) qui alimente les fantasmes et les conversations de dîners de voileux. J'ai toujours eu envie d'en déposer un ou deux en séjour à Clipperton, pour voir , au bout de quelque temps, ce que les crabes allaient laisser d'eux.. En fait, à une certaine époque, il me semble que l'on pouvait l'acheter? Ou y investir? Je ne sais plus, en tout cas, comme résidence d'été, je vous la conseille :):)

Deux exemples des textes:

L'île St Paul, sud de l'océan Indien

Le 18 juin 1871, un navire postal britannique, le HMS Megaera, s'échoue sur l'une des jetées naturelles de blocs rocheux à l'entrée du cratère. L'équipage naufragé gagne la terre où il est accueilli par deux Français. Originaires de l'île Bourbon, ils ne parlent pas un mot d'anglais. L'un a pour nom le " Gouverneur"; il a trente ans et une jambe percluse . L'autre, qui se présente comme le "Sujet", a cinq ans de moins et est en excellente condition physique; c'est un remarquable grimpeur qu'aucune paroi ne rebute, si raide soit-elle. Il fait faire de bonne grâce le tour de l'île aux naufragés, tandis que le Gouverneur reste assis devant sa hutte au bord du cratère. Le Sujet qualifie le Gouverneur " d'homme extrêmement bon". Le Gouverneur, lui, tient son Sujet pour " un homme radicalement mauvais". Jamais deux créatures ne furent mieux assorties. Ils occupent ensemble une minuscule hutte de bois dotée d'une bibliothèque d'ouvrages français et, depuis une éternité, forment un couple inséparable. Leur tâche consiste à surveiller quatre petits bateaux amarrés dans le cratère envahi par la mer et à enregistrer les baleiniers- pour un salaire mensuel de quarante francs. Mais presque personne n'accoste ici , tant cette région est redoutée pour ses terribles tempêtes et ses brouillards tenaces. Les canards, les rats et les chats sauvages sont les seuls animaux comestibles vivant sur l'île, et, hormis une sorte d'épinard, il n'y pousse que des lichens, des fougères et des broussailles. Une fois l'an, des colonies de pingouins viennent nicher dans les rares touffes d'herbe qui pointent entre les rochers. Ces oiseaux géants ont le poitrail blanc, le dos gris , les yeux d'un rose éclatant, et une aigrette dorée sur le crâne. Ils ne sont nullement sauvages, mais leur chair est immangeable. Un mulâtre est censé avoir vécu ici, jadis, avec les deux Français.Le " bon" et le " mauvais" l'auraient tué, dégusté, et conserveraient ses cendres dans cette hutte que le Gouverneur surveille jour et nuit.


L'île Pingelap , Carolines, Micronésie, une histoire surprenante:


Même les cochons ici sont noir et blanc, comme si ces animaux étaient faits exprès pour les soixante-quinze habitants de Pingelap qui ne peuvent voir les couleurs. Ni le pourpre flamboyant du soleil couchant, ni l'azur de l'océan, ni le jaune vif de la papaye mûre, ni l'intense vert pérenne de la jungle touffue d'arbres à pains, de cocotiers et de mangroves. La faute en revient à la mutation du chromosome numéro huit et au cyclone Lengkieki , qui a ravagé l'île il y a des siècles de cela. De nombreux habitants ont péri alors, et seule une vingtaine d'entre eux survécut à la famine qui suivit, dont des porteurs du gène récessif , qui fut bientôt dominant dans le contexte de la consanguinité. Aujourd'hui, dix pour cent des habitants sont affectés d'une complète cécité aux couleurs. Ailleurs, ils sont moins d'un sur trente mille. On les reconnait à leur visage baissé, au perpétuel clignement de leurs yeux, au frémissement de leurs paupières qui se ferment sans arrêt, et aux rides qui se forment au-dessus de leur nez à force de cligner des yeux. Ils évitent le jour, la lumière, et ils ne quittent bien souvent qu'au crépuscule leurs cabanes dont les fenêtres sont tapissées de feuilles de couleur. Mais dans l'obscurité, ils déploient une grande activité et se meuvent plus librement que nul autre. Nombre d'entre eux affirment se souvenir toujours de leurs rêves, et certains disent même voir, la nuit, les bancs sombres de poissons d'eau profonde, qu'ils reconnaissent à la faible lueur lunaire reflétée par les petites nageoires. Leur monde a beau être gris, ils soutiennent pouvoir distinguer des choses qui restent cachées à ceux qui voient les couleurs- une polyphonie insoupçonnée de lueurs et de clairs- obscurs. Ils ne cessent de pester contre la niaiserie des discours sur la splendeur des couleurs, qui , à leur sens, nous détournent de l'essentiel: la richesse des formes et des dégradés, des structures et des contrastes

A ne surtout pas prendre pour un vrai Atlas! Les situations géographiques sont exactes, les histoires racontées proviennent toutes de l'histoire réelle de l'île, mais Judith Schalansky a beaucoup fait appel à son propre imaginaire..
Un beau livre pour voyager 8 étoiles

Quelle échappatoire autre pour celui qui est contraint de rester à quai que de se saisir d'un livre et de revivre la vie des personnages de roman?
Une autre solution est de feuilleter des ouvrages tels que celui que le lecteur de cet atlas a en main. Les éditions Arthaud ont développé cette collection des atlas poétiques pour flatter le désir de voyager, de découvrir et de s'échapper de nos horizons moroses.
Dans cet ouvrage, Judith Schalansky nous raconte une cinquantaine d'iles. Pour chacune d'entre elles, une double page présente la carte de l'île tandis que que le lecteur découvre un fait saillant, une anecdote attachée à ce morceau de terre à la dérive. Le lecteur se surprend à parcourir les chemins qui strient ces territoires abandonnés tout en imaginant les paysages qui s'y rapportent.
Voici un petit livre qui brille par la beauté sinon de ses textes mais de ses cartes qui illustrent les propos de l'auteur. Toujours intéressant et instructif, l'ouvrage remplit parfaitement son office: nous faire voyager.

Vince92 - Zürich - 46 ans - 19 août 2020