Michel Déon
de Collectif

critiqué par Jlc, le 2 novembre 2013
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Portrait chinois en malle-cabine
« Les cahiers de l’Herne » ont un point commun avec la Bibliothèque de « La Pléiade » : la plupart du temps, on y entre post mortem. Il y a, Dieu merci, quelques très belles exceptions. Michel Déon en est une, en excellente compagnie avec Vargas Llhosa, Patrick Modiano, Michel Serre et quelques autres. Ces cahiers sont composés dans la tradition des mélanges universitaires, réunissant des articles dédiés qui saluent le parcours d’un artiste ou d’un intellectuel qui a marqué sa génération. On n’y trouvera donc pas des articles faisant polémique, chicaneries, jalousies et autres mesquineries. La qualité des contributeurs est un gage pour éviter toute flagornerie.

La composition de ce cahier ne semble pas avoir enthousiasmé Michel Déon, tout au moins au début du projet. L’homme est probablement trop pudique et il n’aime pas solliciter des amis. Mais il aurait eu tort de refuser tant cet ouvrage est un témoignage passionnant sur un écrivain remarquable, sur la littérature et ceux qui la font. Bien sûr il ne se lit pas de bout en bout d’une seule traite. Il faut le prendre pour lire un article, se reporter à un roman ou un écrit, découvrir une facette de son talent qu’on ne soupçonnait pas, le théâtre par exemple, le reposer, le reprendre, faire de sa lecture une flânerie littéraire.

Tout d’abord « Déon est un romancier, il n’y en a pas beaucoup » rapporte Kundera. Emmanuel Carrère fait le portrait d’un homme bien, loyal, attentif, généreux, incapable d’une bassesse mais pas toujours indulgent (ainsi parle-t-il de « ce pauvre Char »). On découvre sa générosité qui a beaucoup aidé à faire connaître et encourager de jeunes écrivains comme Jean Rolin, Carrère lui même ou encore Patrick Besson. Des écrivains mais aussi des artistes à qui il demande d’illustrer certains de ses livres. Tous disent combien il a réussi sa vie, « à l’écart et à sa guise » et il le dit lui-même, « rien n’a d’importance que d’aimer sa vie et de la protéger ». La protéger, c’était partir et renoncer à la vie de Saint Germain des Prés trop futilement prenante pour n’être pas un obstacle au métier d’écrire.

Partir, donc. Déon n’est pas un voyageur comme on l’entend généralement allant ici ou là, de pays en pays, d’île en île. Lui s’installe après avoir passé du temps aux Etats Unis et visité le sud de l’Europe, s’arrêtant un moment au Portugal avant d’habiter la Grèce puis l’Irlande. Son épée d’académicien est d’ailleurs ornée du lys français, d’une chouette pour la Grèce d’Antigone et du trèfle irlandais. Les îles sont un refuge, un départ plus qu’un voyage d’où cette référence à la malle cabine. Et reviennent tous les oxymores qui le caractériseraient, de voyageur immobile à nomade sédentaire.

Vivre ailleurs et d’abord en Grèce où il fait un « grand apprentissage » propice à une remise en cause. L’écriture est plus dépouillée, réduite à l’essentiel. Le « moi » des premiers romans s’estompe mais il reste en connivence avec ses personnages. Puis il y eut l’Irlande qui « offre peu de distractions, ce qui convient le mieux à la solitude de tout écrivain ».

Mais vivre ailleurs n’a jamais voulu dire désintérêt de ce qui se passe dans son pays, ne serait-ce que pour des raisons professionnelles. « Une fiction qui ne refléterait pas les troubles de son époque se priverait de vérité ». Alors comment le cataloguer lui qui n’aime certainement pas être étiqueté? Ecrivain engagé, désengagé, contre engagé ? Déon est trop rétif aux idées toutes faites pour se couler dans le moule sartrien ou dans tout autre moule d’ailleurs. « Une littérature engagée est au mieux du journalisme de propagande. C’est bafouer l’art que de l’asservir à la politique ». « Déon n’est pas de droite, n’est pas de gauche, il est en Irlande ». Bernard Frank inventera les « hussards » mais le dernier mot revient à Félicien Marceau qui, le recevra à l’Académie Française, en « Chevalier » ce qui est bien vu.
Fidèle à ses idées, il l’est surtout à ses amis et il profite de cet hommage pour leur dire sa fidélité, son estime, son amitié ou son admiration. Cela nous vaut quelques très belles pages de Maurras à Morand, de Giono à Stendhal, de Chardonne à Kléber Haedens, de Blondin à Jacques Laurent, de Jean d’Ormesson à John Ford. Michel Déon reprend quelques textes personnels, de sa première nouvelle publiée dans « Paris Soir » en 1942 à un portrait d’Hemingway, mais aussi des lettres reçues comme celle du général Challe ou quelques lignes de François Mitterrand : « Vous n’aimez guère ma politique. J’aime vos livres. »

« Les poneys sauvages », roman de toute une génération, est au cœur de cet ouvrage qui montre bien le changement qui s’opère chez Déon. « Il crée par la puissance de l’imagination et du style une image de ce que devient le monde des hommes une fois que l’a déserté toute nécessité, toute transcendance capable de lui donner cohérence et unité ». A partir de là, le romancier connaît un succès qui ne se démentira plus, même s’il reste taraudé par le doute: « Qui d’autre que moi est-ce que cela intéresse ? »

On pourrait encore évoquer les héroïnes de Déon, « toujours belles, riches, rebelles, provocantes et plus ou moins désespérantes » ou « cette mélancolie subtile aux prises avec le goût du bonheur », ou le superbe texte écrit pour ce cahier par Christine de Rivoire avant de conclure avec Patrick Besson que « son vrai sujet c’est le chagrin, d’amour bien sûr mais aussi familial, amical, artistique, poétique », laissant parfois deviner des fragilités.

Depuis plus de cinquante ans, Michel Déon est un des mes compagnons de vie. Nous avons vieilli ensemble. Je garde de chacun de ses livres un souvenir de bonheur. C’est bien d’avoir tout lu d’un auteur, même ce qu’il a retiré de sa bibliographie car pendant qu’il veille à « ne pas laisser des choses indiscrètes derrière soi », pendant qu’il en réécrit, peaufine ou rectifie certains, je le relis « à la paresseuse comme on circule dans une maison familière » pour reprendre la belle expression d’Emmanuel Carrère.