Des nouvelles d'Alain
de Alain Keler (Scénario), Emmanuel Guibert (Dessin)

critiqué par Blue Boy, le 23 octobre 2013
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
L’Europe veut-elle favoriser les Roms ou ses vieux démons ?
Alain Keler est reporter-photographe. Quand on lui demande de ses nouvelles, il donne des nouvelles des Roms qu’il visite depuis dix ans, au volant de sa vieille Skoda. Regardez les photos, laissez-vous raconter ce qu’il y a dessus ; c’est l’histoire de l’Europe d’aujourd’hui, vue depuis les fenêtres sans vitres d’une caravane sans roues.

Il faut une certaine dose d’audace pour publier à notre époque un ouvrage sur un sujet qui n’intéresse quasiment personne, si ce n’est lorsqu’il est question de les stigmatiser, j’ai nommé : les ROMS ! Et ceux qui l’ont fait savaient parfaitement que cela ne rapporterait pas grand-chose d’un point de vue pécuniaire. Ces « inconscients », qui ont épaulé l’ « irresponsable » Alain Keler, se nomment Emmanuel Guibert, dessinateur connu pour « Le Photographe » et « La Guerre d’Alan », Frédéric Lemercier à la couleur, et surtout la maison d’édition indépendante Les Arènes. Et moi je leur tire mon chapeau.

Cela donne un objet hybride, entre la BD-docu et le reportage photographique noir et blanc à l’allure d’anti-roman-photo, où les dessins de Guibert jouent avec sobriété le rôle de liant. Au milieu de cette misère noire, les photos font ressortir la beauté des portraits d’un peuple vivant qui refuse de mourir sous la crasse de nos égoïsmes. Depuis une première rencontre avec ces « damnés de la Terre » au Kosovo en 1998, Alain Keler n’a cessé d’aller à leur rencontre pour témoigner de leurs conditions de vie, prenant des photos pour surmonter, dit-il, le choc de la misère. Il explique le processus tragique qui l’a conduit à défendre leur cause : la mort prématurée de son père et la perte de mémoire de sa mère qui n’a jamais pu lui raconter le massacre de ses grands-parents et de sa petite sœur à Auschwitz. Car comme les Juifs, les Roms aussi ont été persécutés par les Nazis.

C’est ainsi que l’on voyage d’un bidonville à l’autre à travers l’Europe, avec à la clé exodes, maladies, destructions ou attaques de campements, érections de « murs de la honte », défilés néo-fascistes, avec les Roms tout est permis, c’est open bar ! Pour autant, l’auteur ne fait pas d’angélisme et se contente de décrire la réalité telle qu’il la voit. Notamment en évoquant sans faux semblants les pratiques mafieuses de certains usuriers roms exploitant sans vergogne les membres de leur propre communauté… mais il nous donne aussi à voir des notes d’espoir avec ceux qui se démènent pour aider leurs frères et sœurs de galère avec plus ou moins de bonheur, et les autres, les justes et anonymes… Un épilogue signé de l’auteur (racontant à l’aide de quelques photos la destruction d’un camp en région parisienne) vient clôturer l’ouvrage. Keler y parle de ses inquiétudes à propos du climat ambiant (« Les Roms, c’est le premier verrou démocratique qui saute ») et fustige la mollesse de l’Europe, encline à verser des fonds pour aider ces communautés sans s’attaquer à la corruption qui règne dans les pays bénéficiaires (« L’Europe se fortifierait notablement à résorber ses poches de misère, elle se ferait du bien à tous égards (…) Elle secouerait ses insignes néo-nazis qui empèsent son costume ».

Pas si simple, certes. Chacun préfère avoir un bidonville chez les autres que sous ses fenêtres. Le problème peut paraître insoluble, tant les membres de cette communauté semblent désocialisés, nous confortant ainsi dans nos préjugés sur leurs modes de vie, alors que cela n’est que le résultat de politiques discriminatoires. L’auteur nous rappelle qu’ils ne sont pas nomades et ne font que fuir une misère encore plus grande dans leur pays d’origine, quand ce n’est pas l’ostracisme injuste voire abject des autochtones. Mais pourquoi Diable aime-t-on tant les détester, ces parias que même Dieu semble avoir oubliés ? Probablement parce qu’en temps de crise, ils sont les plus faibles d’entre les plus faibles et que nous sommes lâches. Comme l’analysait récemment Glucksmann, nous avons peur de leur ressembler. Et au fond, ne les haïssons-nous pas parce qu’ils nous tendent un miroir détestable de nos individualismes, nous rappelant une pauvreté que l’on pensait révolue mais qui ne cesse de nous narguer à chaque plan de licenciement annoncé dans les médias.

Un ouvrage très instructif que je conseille fortement en ces temps tonitruants où l’empathie se fait tout doucement la malle, un ouvrage pour nos permettre (peut-être) d’ouvrir les yeux et de faire un pas, si petit soit-il, vers notre propre humanité, si éloignée soit-elle. Encore bravo aux auteurs et à l’éditeur pour ce travail salutaire et nécessaire ! Je me permets également de reproduire le lien myspace de Kesaj Tchavé (mentionné dans le livre) où vous pourrez goûter à cette musique joyeuse et pleine de vie : https://myspace.com/kesajtchave/music/songs" target="_blank">https://myspace.com/kesajtchave/music/songs