Pour trois couronnes
de François Garde

critiqué par Jlc, le 20 octobre 2013
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Un roman épatant
Après le succès de « Ce qu’il advint du sauvage blanc », François Garde signe un excellent nouveau roman d’aventures avec tous les ingrédients requis par le genre : une énigme à résoudre, une intrigue, une enquête à mener, des rebondissements qui éclairent ou brouillent les traces, des culs de sac, des révélations. Mais « Pour trois couronnes » est bien plus qu’un roman d’aventures comme les livres de John Le carré sont bien plus que des romans d’espionnage. François Garde qui mettait au cœur de son premier livre l’alacrité et la diversité culturelle aborde ici les thèmes de l’identité, parfois exacerbée, de la transmission et de la mémoire.

Savez vous ce qu’est un « curateur aux documents privés » ? Ne cherchez pas, il n’y en a qu’un, c’est Philippe Zafar, d’origine libanaise, qui a créé la fonction : aider une famille en deuil et généralement argentée à inventorier, classer et rechercher des documents importants. Ceci avec, minutie, méthode, discrétion et l’avantage de transférer vers un inconnu toutes les émotions contradictoires que ces papiers, parfois très intimes, pourraient provoquer chez un membre de la famille éplorée et inquiète. « Un étranger, en y mettant de l’ordre, y mettait la paix ». Le succès est venu assez vite, amplifié par le snobisme de la bonne société de Manhattan. C’est ainsi qu’il est convoqué par la veuve d’un très riche armateur qui avait le goût du secret. Zafar découvre un texte manuscrit, aussi singulier que sulfureux, qui raconte le recrutement par un médecin d’un jeune et vigoureux matelot en escale pour inséminer par voie naturelle une femme masquée et recevoir au terme de sa prestation trois couronnes d’or. Persuadée que son mari voulait qu’elle prit connaissance de cette lettre après sa mort mais n’en comprenant pas tout le sens elle veut savoir ce que ce manuscrit cache. Zafar a « la sensation de l’aventurier qui met la main sur la carte d’un trésor sauf qu’il ne l’avait pas cherché et ne savait pas la lire ».

On ne gâchera pas le plaisir du lecteur en en disant davantage si ce n’est que les recherches vont conduire le curateur en France et dans l’île de Bour-Tapage, ancienne colonie française. Conteur hors pair, Garde tient toujours son intrigue très serrée même s’il nous offre de belles digressions, sur la numismatique par exemple. Connaissant les lois du genre il nous conduit sur des chemins de traverse qui s’avèrent de fausses pistes pour mieux amener un coup de théâtre. Zafar analyse, enquête, réfléchit, bâtit des hypothèses, les valide ou les rejette avant de faire rapport.

Mais à Bourg-Tapage « le pays des horizons turquoise et des aubes grises », les découvertes du curateur peuvent avoir des conséquences incalculables et de l’histoire individuelle nous passons au récit plus large sur le passé même du pays. D’autant qu’il se relève de troubles récents (on parle de troubles pour éviter des mots plus vrais mais plus cruels comme on parlait en France des événements d’Algérie pour éviter le mot guerre). Un homme qui se disait « le petit frère » de chaque insulaire était aussi un politicien sans scrupules, populiste et fascinant, diablement efficace et insulaire (c’est à dire né sur l’île d’une mère insulaire qui est la ligne de filiation, la chaîne sur des générations) a été assassiné, mettant fin à une façon de vivre pour provoquer un « dies irae sans espérance ». Cet affrontement ne pourra déboucher que sur une identité exacerbée. « Je ne connais pas de douleur plus brutale et plus intime que cet effroi : entendre un politicien annoncer que vous n’êtes pas d’ici…Cela commence comme une démonstration par l’absurde et se transforme très vite en un insupportable sentiment de culpabilité ». Ces troubles que Zafar découvre et comprend se conjugue avec sa propre vérité, lui qui a perdu son père très jeune, lui qui n’a jamais pu deviner ce que les adultes lui taisaient sur la mort de son père qui pour lui reste encore indéchiffrable, lui dont la fracture d’une enfance sans père est ineffaçable. Le roman d’aventures devient alors réflexion sur notre identité, sur nos racines. « Combien de générations faut-il pour que l’exil cesse d’être une blessure et que s’efface la nostalgie du pays laissé en arrière ? » Réflexion aussi sur ce qu’est la vie : « Une vie ce n’est pas seulement la somme des choix que l’on a faits. Elle est cette somme, multipliée par le regard des autres et divisée par le coefficient imprescriptible du hasard ». Et ne vous inquiétez pas, ces réflexions, si elles enrichissent le roman, ne lui enlèvent en rien la maestria du dénouement final qui, respectant le genre, est bien sûr inattendu.

Un roman bourré d’imagination, parfaitement composé, écrit dans une langue précise (on reconnaît là le juriste qu’est aussi François Garde). Un roman épatant !