Parole perdue
de Oya Baydar

critiqué par Myrco, le 25 novembre 2013
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
La force des mots...
"Je cherchais une parole, j'ai entendu une voix.
Je suis parti au loin dans le sillage d'un cri.
La voix que j'ai entendue, je ne savais pas que c'était le
cri de douleur qui naît de la violence, je l'ai appris..."


Au cœur de ce roman : une quête. Celle d'Ömer Eren, turc blanc, intellectuel autrefois engagé, aujourd'hui écrivain à succès, mal dans sa peau et en panne d'inspiration. Le lecteur va se trouver entraîné à sa suite, jusqu'aux confins de l'Anatolie, jusque dans ces montagnes "à l'est de l'est" où s'affrontent depuis des décennies l'armée gouvernementale et l'organisation séparatiste kurde dans une véritable guerre, à la recherche d'il ne sait quoi susceptible de lui rendre cette "parole perdue".
Parallèlement, sa femme Elif, scientifique de haut niveau qui poursuit, quant à elle, une carrière ambitieuse, s'envole pour l'Europe du Nord pour les besoins de ses communications dans des colloques internationaux : occasion de rendre visite à Deniz, ce fils "perdu", malmené par l'existence, ce fils "déserteur de la vie"quasi renié parce qu'il n'a pas su, pas pu ou pas voulu reprendre le flambeau des combats politiques menés par ses parents dans leur jeunesse, user des opportunités pour devenir quelqu'un selon leurs critères, préférant se réfugier dans une petite île de Norvège pour y mener une vie simple et tranquille loin d'un monde à feu et à sang.
Au cours de son périple et dans des circonstances dramatiques, Ömer croisera le destin d'un couple de jeunes kurdes Mahmut et Zelal, amoureux de légende, tous deux en fuite, lui déserteur de la guérilla, elle menacée d'un crime d'honneur. Plus tard, il rencontrera la belle Jihan, figure du peuple kurde engagée dans un combat pour la paix, autant d'êtres qui lui feront toucher du cœur cette souffrance, faute de quoi...
"Dépouillée de sa sève et de son âme, la parole se putréfie"
car
"Si la parole ne reflète pas la voix et le cri des hommes,
elle est condamnée à tourner à vide, à sonner creux. "


Ce roman ne nous transmet pas seulement un regard lucide sur la Turquie d'aujourd'hui, une Turquie déchirée entre deux mondes ; il n'apporte pas seulement un éclairage bienvenu, à la fois empathique et sans concession sur la question kurde et ce conflit dont les grands médias ne nous parlent que très peu.
S'y reflète une conscience aiguë de la violence qui nous entoure et ce, bien au-delà des frontières de la Turquie : "Parole perdue" nous parle d'un monde où l'on tue les enfants jusque dans le ventre de leur mère ou les bras de leur père, où la bombe activée par le terroriste aveugle et manipulé fauche l'innocent qui se trouvait là au mauvais moment, au mauvais endroit, un monde où l'étranger suscite la méfiance voire la haine (et nous sommes tous l'étranger de quelqu'un) , où, dans certaines cultures, la coutume ancestrale condamne à mort la femme violée pour laver l'honneur de la famille, un monde où il n'y a finalement "nul endroit où fuir", où "la violence de l'époque te rattrape n'importe où..." mais sans jamais tomber toutefois dans une complaisance voyeuriste.
Ce livre, dense, nous interpelle sur nombre de problèmes fondamentaux : il est à la fois un roman sur la perte (de soi-même, de l'autre), sur l'amour parental, une réflexion sur le sens de la vie, le devoir de conscience (ou non) de chacun, le rôle de l'intellectuel, sur la nature et la sincérité de l'engagement politique, sur la légitimité ou non de tuer au nom d'une cause supérieure...

Dans le flot impétueux d'une parole vibrante, limpide, souvent incantatoire, parfois émaillée de dialogues à la beauté et à la profondeur improbables, d'une prose que l'on a plus l'impression d'entendre que de lire, la voix d'Oya Baydar résonne au plus profond de nous et nous entraîne de questionnement en questionnement au travers de celui de ses principaux personnages, nous introduisant au cœur de la conscience de chacun.
"Parole perdue" captive par la richesse de ses thèmes, sa force émotionnelle (j'ai souffert avec Deniz, tremblé avec le jeune couple kurde...) , nous séduit par son écriture nerveuse, mouvante, au début un peu déconcertante, passant du "je" au "il", du passé au présent, jouant d'effets miroir (le leitmotiv de l'enfant que l'on tue, la souffrance de Mahmut qui renvoie à celle de Deniz, etc...) et dans laquelle l'auteure sait aussi glisser des îlots de tendresse et de poésie.

Un propos riche, fort, porté par une écriture animée d'un véritable souffle...
Un très beau moment de lecture...

P. S : Dommage que ce roman n'ait pas été retenu dans la sélection finale du Prix C. L "Découverte Etranger" 2013 qu'il aurait, à mon sens, mérité de remporter.
Ajoutons qu'il s'agit de la première traduction en français d'une écrivaine reconnue dans son pays et dont l'œuvre y a été récompensée par plusieurs prix. Née en 1940 à Istanbul ,engagée à gauche ,elle aura connu successivement la prison et l'exil avant de retourner dans son pays.