Le capital au XXIe siècle
de Thomas Piketty

critiqué par Bolcho, le 14 mai 2014
(Bruxelles - 76 ans)


La note:  étoiles
r > g, et ça peut faire de sacrés dégâts à long terme
Une grosse brique bourrée de tableaux et de chiffres. Mais une brique très digeste tant le souci pédagogique est constant.

L'auteur y démonte le fonctionnement du capitalisme de nos jours, mettant en exergue les inégalités criantes qui ne cessent d'amplifier au point de vider de sa substance le fonctionnement « démocratique » revendiqué dans nos sociétés modernes.
Thomas Piketty n'est pas un révolutionnaire marxiste. Loin de là. Il propose même des solutions qui permettraient à l'économie de marché de survivre dans le long terme, même dans la phase actuelle de croissance très limitée (qui est due – notamment – à la stagnation de la population dans les pays riches).
N'empêche, le constat est terrible :
- la dette actuelle des États profite largement aux plus fortunés qui prêtent à ces États.
- la part des 10% des personnes recevant le revenu du travail le plus élevé est généralement de l'ordre de 25%-30% du total des revenus du travail, alors que la part des 10% de personnes détenant le patrimoine le plus élevé est toujours supérieure à 50% du total des patrimoines, et monte parfois jusqu'à 90% dans certaines sociétés. Les inégalités face au capital sont toujours des inégalités extrêmes. Il faut savoir aussi que les plus riches captent le pouvoir réel... sans être élus.
- lorsqu'on parle de société « méritocratique », on oublie de dire que les cadres supérieurs actuels se transforment mécaniquement en rentiers (ainsi que leurs héritiers bien sûr) du fait que « r » (le rendement du capital) est plus élevé que « g » (la croissance du revenu et de la production), ce qui est noté r > g.

On pourrait aligner ainsi les faits que met en lumière ce livre, mais ce n'est pas l'objet de cette recension.

Allons donc à la conclusion.
Dans une économie de marché, la principale force déstabilisatrice est liée au fait que le taux de rendement privé du capital « r » peut être fortement et durablement plus élevé que le taux de croissance du revenu et de la production « g ». Cela implique que les patrimoines issus du passé se recapitalisent plus vite que le rythme de progression de la production et des salaires. L'entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s'accroît la production. Et il faut ajouter à cela l'inégalité du rendement en fonction de la taille du capital initial.
La bonne solution est l'impôt progressif annuel sur le capital. Par exemple, un barème avec des taux de 0,1% ou 0,5% par an sur les patrimoines inférieurs à 1 million d'euros, 1% entre 1 et 5 millions d'euros, 2% entre 5 et 10 millions d'euros, et pouvant monter jusqu'à 5% ou 10% par an pour les fortunes de plusieurs centaines de millions ou de plusieurs milliards d'euros.
La difficulté est que cette solution exige un très haut degré de coopération internationale et d'intégration politique régionale. Elle n'est pas à la portée des États-nations.

Je cite l'auteur :
« Les combats bipolaires des années 1917-1989 sont maintenant derrière nous (...) Il est plus que temps de les dépasser (...) ».
On ne doit pas forcément être d'accord sur ce point, mais il met en lumière le côté « social démocrate » de l'auteur qui termine par ceci :
« (...) il me semble que les chercheurs en sciences sociales de toutes les disciplines, les journalistes et les médiateurs de tous supports, les militants syndicaux et politiques de toutes tendances, et surtout tous les citoyens, devraient s'intéresser sérieusement à l'argent, à sa mesure, aux faits et aux évolutions qui l'entourent. Ceux qui en détiennent beaucoup n'oublient jamais de défendre leurs intérêts. Le refus de compter fait rarement le jeu des plus pauvres ».
De la répartition des richesses 8 étoiles

Cet ouvrage épais reste clair et accessible, car il est destiné au grand public, pour lui expliquer au mieux la répartition des richesses entre capital et travail, entre les divers patrimoines. Dans ce but, il est envisagé l'influence de la croissance, de l'inflation, de la fiscalité, de l'ouverture des économies nationales. Richement illustré en graphiques et en citations, d'économistes mais aussi de romancier de la condition économique et sociale de leur époque, notamment Balzac et Jane Austen, ce livre obtient une densité indéniable, tout en initiant bien à l'interdépendance des notions économiques, à l'incertitude de leur évolution sur le long terme ; aussi est-ce pourquoi que l'apport de l'histoire économique reste primordial pour comprendre les phénomènes, pour tenter de les expliciter et d'extrapoler leur devenir.
Ce grand succès de librairie, pour toutes ces qualités, semble justifié, indépendamment des options personnelles de l'auteur.

Veneziano - Paris - 46 ans - 15 mai 2021


Fruit de 15 ans de recherches 8 étoiles

Un seul reproche : le titre ne correspond pas tout à fait au contenu !
Car il s'agit bien d'une histoire de la répartition des richesses sur plusieurs siècles et dans plusieurs pays.
Très bon livre, bien écrit et documenté. Et facile à lire.

Ravenbac - Reims - 59 ans - 6 janvier 2018


Où est l’argent ? où va la richesse ? 8 étoiles

A l’heure où l’on ne parle que de déficits publics, n’hésitons pas à plonger dans ce monument consacré à la répartition des richesses depuis la fin du 18ème siècle. Qu’en est-il des inégalités, en hausse comme d’aucuns le clament ou simplement harmonieuses dans le meilleur des monde ? Comprendre comment s’élaborent les revenus (les flux) et le patrimoine (le stock) ainsi que leur rapport est une question qui intéresse tout le monde. Saurons-nous en tirer des leçons sur le 21ème siècle ? Les uns estiment que la diffusion des connaissances, la hausse des qualifications vont dans le sens d’une réduction des inégalités. Les autres s’inquiètent du processus d’accumulation et de concentration des patrimoines concomitant à une croissance faible, ainsi que du décrochage massif des plus hautes rémunérations. Au-delà d’un déterminisme purement économique, au-delà des représentations que les uns et les autres se font des inégalités, leur histoire est avant tout politique.

Colen8 - - 83 ans - 10 décembre 2014


Comment éviter l’explosion ? 10 étoiles

Bon, mon titre est un peu provocateur, ce n’est pas tout à fait en ces termes que Thomas Piketty positionne le problème. Néanmoins, pour sauter directement aux conclusions auxquelles il parvient :

« …, l’un des principaux enseignements de notre enquête est que ce sont les guerres, dans une large mesure, qui ont fait table rase du passé et qui ont conduit à une transformation de la structure des inégalités au XXème siècle. En ce début de XXIème siècle, certaines inégalités patrimoniales que l’on croyait révolues semblent en passe de retrouver leurs sommets historiques, voire de les dépasser, dans le cadre de la nouvelle économie-monde, porteuse d’immenses espoirs (la fin de la pauvreté) et de déséquilibres qui le sont tout autant (des individus aussi riches que des pays). Peut-on imaginer pour le XXIème siècle un dépassement du capitalisme qui soit à la fois plus pacifique et plus durable, ou bien doit-on simplement attendre les prochaines crises, ou les prochaines guerres, véritablement mondiales cette fois ? »

Mais reprenons au début. 950 pages quand même, un ouvrage forcément touffu, cela dit Thomas Piketty a fourni tous les efforts nécessaires en terme de pédagogie, de notes explicatives, de renvois, de rappels, pour que cet ouvrage ne reste pas simplement accessible à ceux qui ont appris à manipuler des chiffres, des statistiques, compris l’essence d’une équation.
Une considération incidente : 25 €. Par rapport à certaines éditions luxueuses de romans « basiques », ça ne me parait pas forcément cher payé compte tenu de la somme d’informations qu’il a fallu collecter, ordonner, et donc du temps considérable nécessaire pour mener à bien l’ouvrage. Une belle quantité de chercheurs nommés en remerciement nous rassure tout de même, Thomas Piketty n’était pas seul ! Et d’ailleurs :

« Ce livre s’appuie sur quinze années de recherches (1998 – 2013) consacrées pour l’essentiel à la dynamique historique des revenus et des patrimoines. Une grande partie de ces recherches ont été menées en collaboration. »

Pourquoi 950 pages me direz-vous ? C’est que Thomas Piketty n’a pas voulu jouer les grands gourous qui assènent leurs vérités d’une haut d’une chaire. Il consacre les premiers chapitres à mettre le débat en perspective, à définir les critères qu’il va exploiter, à exposer et expliquer les statistiques (un travail de titan !) sur lesquelles il va fonder son propos. Définir revenu et capital, examiner la dynamique du rapport capital/revenu au fil de l’Histoire pour les pays dans lesquels ces statistiques existent : principalement en Europe occidentale (France, Allemagne, Royaume Uni, …) puis Etats-Unis. Il étudie ensuite la structure des inégalités … Le dernier graphique apparait page 745 et commence alors la dernière partie, la prospective : « Réguler le capital au XXIème siècle ».
A vrai dire, les 745 pages précédentes ne sont pas que d’arides points d’explication ou de déroulés de chiffres, soyez rassurés ! Thomas Piketty est peu à peu déjà rentré dans le propos principal !
Quelques points relevés au fil de la lecture :

« Au niveau mondial, la population avoisine les 7 milliards d'habitants en 2012, et le PIB dépasse légèrement les 70 000 milliards d'euros, d'où un PIB par habitant presque exactement égal à 10 000 euros. Si l'on retire 10% au titre de la dépréciation du capital et si l'on divise par douze, on constate que ce chiffre est équivalent à un revenu mensuel moyen de 760 euros par habitant, ce qui est peut-être plus parlant. Autrement dit, si la production mondiale et les revenus qui en sont issus étaient répartis de façon parfaitement égalitaire, alors chaque habitant de la planète disposerait d'un revenu de l'ordre de 760 euros par mois."
…/…
« Le retournement le plus spectaculaire concerne sans doute l’Europe et l’Amérique. Personne n’aurait pu se douter, dans les années 1780, quand les pays d’Europe occidentale regroupaient déjà plus de 100 millions d’habitants, et l’Amérique du Nord à peine 3 millions, que l’équilibre allait se renverser à ce point. Au début des années 2010, l’Europe occidentale dépasse tout juste les 410 millions, contre 350 millions en Amérique du Nord. D’après les prévisions des Nations Unies, le processus de rattrapage sera achevé d’ici aux années 2050, où l’Europe occidentale atteindra péniblement les 430 millions d’habitants, contre plus de 450 millions pour l’Amérique du Nord. Il est intéressant de noter que ce retournement s’explique non seulement par les flux migratoires, mais également par une fécondité sensiblement plus élevée dans le Nouveau monde que dans la vieille Europe, écart qui se prolonge d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui, y compris parmi les populations d’origine européenne, et qui est en grande partie un mystère pour les démographes. En particulier, la plus forte fécondité américaine ne s’explique certainement pas par des politiques familiales plus généreuses : ces dernières sont presque inexistantes outre-Atlantique. »
…/…
« Est-il possible que la hausse des inégalités américaines ait contribué au déclenchement de la crise financière de 2008 ? Compte tenu du fait que la part du décile supérieur dans le revenu national américain a connu deux sommets absolus au cours du siècle écoulé, l’un en 1928 (à la veille de la crise de 1929) et le second en 2007 (à la veille de la crise de 2008), il est difficile de ne pas se poser la question. »

Et puis donc vient le moment de l’analyse une fois toutes ces bases posées, tous ces concepts expliqués : « comment possiblement réguler le capital au XXIème siècle pour éviter que les divergences en terme de répartition des richesses deviennent tellement insupportables qu’elles conduisent à une explosion ? »
Des solutions, des propositions, Thomas Piketty en formule, les justifie et explique en même temps pourquoi elles seraient particulièrement difficiles à mettre en œuvre en Europe, Europe qui s’est dotée d’une monnaie sans état.
Ses propositions sur la crise de la dette publique sont passionnantes aussi et m’ont personnellement nettement fait considérer le sujet d’un œil nouveau.
Frappant aussi, a posteriori, la constatation que ce sont les guerres, et principalement 14-18 et 39-45 qui ont contribué à donner un coup de pied dans la fourmilière et stopper l’évolution proprement ahurissante de nos sociétés vers des richesses uniquement détenues par les rentiers. C’est réellement frappant sur tous les graphiques produits. Mais le processus s’est réamorcé et Thomas Piketty, en dehors de guerres que personne ne peut souhaiter, voit la solution en un impôt sur le capital, qui viendrait compléter l’impôt sur le revenu et celui sur les successions. Seul problème, pour qu’il soit efficace il faudrait qu’il soit instauré à l’échelle mondiale ou au moins à celle de blocs régionaux, telle l’Europe.
Un ouvrage particulièrement brillant et qui fait réellement appel à l’intelligence du lecteur. Mais ces 950 pages nécessitent du temps pour les lire, les absorber. Personnellement, j’ai profité d’un voyage de trois semaines avec de longues heures d’avion et de transport, dans une disponibilité d’esprit totale. Oui, il m’aura fallu trois semaines pour le lire. Ca en vaut la peine.
Ce rappel de l’Article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, en 1789, mis en tête de l’ouvrage donne le ton :

« Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »

A méditer.

Tistou - - 68 ans - 15 septembre 2014


Pour comprendre le monde dans lequel on vit 10 étoiles

Bolcho explique avec brio pourquoi ce livre est important, ce qui est un bel exercice tant le contenu du livre est volumineux et les développements soigneusement illustrés par des chiffres et graphiques. Le titre de la critique principale résume la conclusion principale du livre : lorsque le taux de rendement du capital est supérieur au taux de croissance (croissance de la production + de la population), il y a mécaniquement une concentration de plus en plus importante du capital. Cela met en péril notre modèle démocratique basé sur une “méritocratie”. Tout laisse à penser qu’au XXIème siècle le taux de croissance du capital sera largement plus important que celui de la croissance et au rythme où vont les choses on risque de revenir vers une société du style Belle Epoque, très bien illustrée par le film Titanic de Cameron : les super riches sur le pont supérieur, les riches en deuxième, et puis la masse dans le troisième pont sous la coque. Mais il n’est pas sûr que nos sociétés accepteraient un tel retour en arrière. Rien n’est écrit à l’avance bien sûr, les politiques peuvent changer le tour que prend les choses, et l’auteur présente des pistes dans la dernière partie pour reprendre le contrôle.

Picketty est un très bon économiste. Il dédaigne les modèles mathématiques qui n’ont aucun pouvoir explicatif, et revient à la question essentielle qui est celle de la répartition des richesses entre le capital et le travail et entre les couches de la population. Il replace l’économie au sein des sciences sociales. Il se fait historien, sociologue et statisticien. C’est remarquable pour nous, membres d’un site littéraire, de voir nos chers auteurs Jane Austen et Balzac (entre autres), appelés à la rescousse pour pallier les données historiques manquantes. Ces auteurs regorgent d’informations sur comment étaient réparties les richesses dans ces sociétés dominées par les rentiers.

Ce qui est vraiment bien, c’est qu’il nous met beaucoup d’ordres de grandeur en tête : sur le revenu moyen, la répartition entre capital et travail au fil du temps, etc. On comprend mieux quelles sont les mesures utiles pour juger de l’inégalité dans une société : ainsi regarder les centiles et déciles supérieurs donnent une vision beaucoup plus pertinente que les traditionnels indices de Pareto et Gini. Autre point positif, j’ai bien compris en lisant ce livre que les politiques économiques dépendent fortement du contexte idéologique ambiant : ainsi, la “mode” de l’austérité pour réduire les déficits est une conséquence des mauvaises expériences d’hyper inflation au sortir de la guerre. Le tournant très libéral des années 70 dans le monde anglo-saxon coïncide avec une période de boom tandis que l’Europe avait eu ses trente glorieuses au sortir de la guerre à une époque où les politiques sociales étaient généreuses ce qui fait que le vieux continent est resté plus attaché à un état fort que les américains ne l’ont jamais été. Il y a d’autres exemples.

La partie la plus amusante (mais consternante) est son analyse du décrochage des salaires chez les super-cadres américains, on voit que la main invisible de Adam Smith est devenue “la main dans la caisse” : les “super patrons” détournent littéralement les richesses de leur boite. La partie que j’ai trouvée la plus intéressante est son analyse du problème de la dette publique : beaucoup d’idées communément admises dans les médias sur la manière de rembourser la dette sont très discutables. L’auteur montre très bien aussi avec la crise de Chypre quel est les drame des petits pays victimes de la mondialisation. Sans régulation et collaboration internationale, nous affrontons un environnement où prolifèrent les paradis fiscaux et dans lequel les recettes fiscales sont confisquées de manière tout à fait injuste.

Bref, en étudiant de manière "neutre" et factuelle la grande question économique qui est la répartition des richesses (et l’éternel conflit entre travail et capital), l’auteur parvient à présenter une vue objective et libérée des préjugés idéologiques, une vue non liée à une époque déterminée ou à des intérêts de classe. On peut dire que ce livre permet de mieux comprendre le monde dans lequel on vit. Il nécessite pas mal de temps mais ce n’est clairement pas du temps perdu !

Saule - Bruxelles - 59 ans - 6 juin 2014