Le jardin des singularités
de Jesús Sepúlveda

critiqué par Gregory mion, le 4 octobre 2013
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Avant l'effondrement d'homo sapiens.
Cet essai de Jesús Sepúlveda nous instruit des possibilités de retrouver la trace d’un homme pluridimensionnel. Cet homme a été enfoui sous les décombres de l’Histoire des civilisations occidentales, mais à chaque moment de crise, au lieu de réfléchir à des modèles qui fussent différents de ceux qui n’avaient pas fonctionné, il s’est empressé de recommencer des stratégies vouées à l’échec, en accentuant de plus en plus le discours d’une idéologie de l’alignement : l’uniformisation, la domestication, « le programme d’un désespoir collectif » (p. 10). Par redondance de ces discours délétères, on a précipité la destruction de la variété naturelle au profit d’une standardisation mondiale qui vient d’atteindre, en ce début de XXIème siècle, un point de culmination tout à fait préoccupant. Cet état de civilisation déplorable s’explique en partie par une culture accrue de l’efficacité. Ce que les Américains appellent « efficiency » a ruiné les marques de la flexibilité d’esprit, que l’on a désormais tendance à percevoir comme un défaut, une faiblesse, voire un caractère indécis entièrement néfaste à la logique de capitalisation (p. 15). Cela signifie que toutes les décisions, qu’elles soient professionnelles ou autres, devraient reposer dans l’idéal sur l’inflexibilité et la certitude de maîtriser les paramètres des conséquences. En créant cette sorte de causalité standard, l’idéologie a renversé les aptitudes de l’intelligence, encourageant et promouvant dans le circuit des opinions le règne épouvantable de la médiocrité, toujours sûre de ses raisons et de ses choix. Le slogan « Just do it » implique un assouvissement de la volonté en entretenant l’illusion que tout le monde a son mot à dire en médiocratie. Et il n’est que de voir les personnalités adulées (souvent issues d’une construction médiatique), ou encore les références convoquées ici et là, pour comprendre que ce courant n’est pas prêt à s’inverser. En effet, par exemple, puisque la télévision présente et cristallise le triomphe de carrières ou de succès franchement médiocres, il en résulte un phénomène de contagion : si ces gens-là ont réussi matériellement et idéologiquement, pourquoi ne pas soi-même se conformer aux textes et sous-textes de ces parcours ? Seul inconvénient, et il n’est pas des moindres : d’une part l’aliénation par le matériel calibre la vie au registre de la survie économique, d’autre part l’idéologie n’est que le plébiscite de la déshumanisation et d’une société robotisée d’automates (p. 133).
Le miracle de l’idéologie dépend d’une exceptionnelle capacité de renouveler l’espoir, de faire croire qu’il existe quelque part une place lucrative pour chacun d’entre nous. L’idéologie fabrique des rêves inflexibles qui fortifient les narrations officielles. On invente le « jardin bourgeois », qui produit l’alignement, pendant que l’on détruit le « jardin des singularités », qui voudrait n’être qu’un abri, un lieu de déterritorialisation et de bascule hiérarchique (p. 130). D’un côté il y a une culture qui récolte ses fruits en masse et qui épuise ses sols jusqu’à la dernière goutte de productivité, quitte à recycler ensuite (cf. littéralement la monoculture, ou symboliquement la stratégie du « vintage » télévisuel qui réinvente des pseudo-mythes et tend à justifier l’existence de pathétiques vedettes) ; d’un autre côté, il y a cette bizarrerie qui pourrait être la permaculture, où l’on investit un terrain durablement, sans intervention néfaste sur les cycles qui concourent à la possibilité de ce terrain : c’est un jardin qui accepte de reconnaître une coexistence de singularités, sans méthodologie absorbante ou réductrice. Ce jardin préconise un état naturel qui favorise l’anarchie des singularités (p. 152). L’erreur de la civilisation a été de nier le singulier. L’exacerbation du progrès technique n’a malheureusement pas été proportionnelle à la santé du progrès moral. Jean-Jacques Rousseau serait horrifié de constater aujourd’hui les quantités de Mal moral que nous avons générées. Comme si les manifestations d’un Mal métaphysique n’avaient pas suffi, nous avons ajouté à certaines fatalités la puissance de nos raisons instrumentales. L’expansion du « Je », laquelle n’en finit plus avec les réseaux sociaux qui nous accordent une chance ultime d’arranger nos vitrines et de nous faire remarquer, a immodérément soutenu « l’idéologie du cancer », en attendant « l’implacable métastase » (p. 36).

La sévérité de Jesús Sepúlveda nous apparaît nécessaire parce que l’urgence d’agir en contradiction de l’idéologie est de plus en plus souhaitable. Devant l’intransigeance de l’idéologie, en face de ces institutions paradoxalement ultra-individualistes mais effrayées par la singularité, il est vrai que les armes de résistance ont l’air dérisoires. Lorsque l’auteur suppose le balayage de l’État « hors de la surface de la Terre » (p. 30), il frise l’utopie car nous savons bien que le lieu d’une absence de statuts et de titres est devenu quasi impensable. L’institutionnalisation a créé des archétypes dans tous les domaines. Même l’art a été arraché de ses expériences de la Beauté, et peut-être même qu’il n’a représenté le Beau qu’en désespoir de cause, faute d’avoir eu le droit ou la foi de représenter une partie de la vie que nous avons prématurément réduite à l’esclavage. Par conséquent l’art s’est aussi institué – il était jadis l’institut du Sublime et peu à peu il s’est endormi dans les musées (pp. 50-6). La raison instrumentale a vampirisé la raison esthétique, si bien qu’on a fait disparaître la force d’existence du présent, que nous avons remplacée par la force de l’efficacité et par la maîtrise supposée des lendemains. Aussi est-il difficile de jouer la carte de l’art et de la poésie pour retrancher un tant soit peu de prestance (ou d’arrogance) à l’idéologie archi-dominante. Le culte de l’utilitaire gagnera toujours la partie contre l’option de l’appréciation esthétique. C’est un fait brut de la modernité. La mise à distance de ce qui n’est pas « force de proposition », pour parler dans le langage grotesque des ressources humaines, s’est érigée en théorème. Si nous visitons le zoo au cours de nos âges les plus tendres, c’est déjà pour comprendre que l’animal n’existe pas sur un même plan (p. 26). Mais nous aurions par exemple beaucoup à apprendre des poules. Soit un poulailler hypothétique de cinquante poules : sachant que chaque poule est apte à identifier une cinquantaine de ses semblables, elles cohabitent selon un principe de reconnaissance mutuelle, et cette reconnaissance, au moment de picorer, se traduit par une organisation empathique parce que les poules les plus vigoureuses cèdent leur place aux individus les moins forts de la communauté (p. 81).
L’organisation de nos villes n’a strictement aucune ressemblance avec la coordination d’une coopérative de poules. C’est dire le degré d’intelligence d’homo sapiens lorsqu’il croit avoir atteint un confort historique sans précédent. Celui qui pratique la raison instrumentale à longueur de journée (le politique subventionné qui n’est qu’un carriériste, le DRH qui ignore jusqu'à la définition de l’humanité, le « faiseur de fric », le passionné de marchandises, etc.) vaut assurément moins qu’une poule. Imperméables à tout esprit de découverte et de mouvement, les tenanciers de l’idéologie transportent un modèle de sédentarisation où le mot d’ordre consiste à être bravement installé dans son ventre et dans les flux boursiers. Alors que nous sommes à la base des êtres physiologiquement herbivores (p. 91), nous avons progressivement institué une sociologie carnivore, au propre comme au figuré, il suffit seulement de savoir quelle identité nous donnons à la viande. Nous avons mangé l’autre qui était singulier ; nous avons digéré, acculturé, désincarné tout ce qui se donnait comme singulier dans nos sociétés standardisées. Pour ce faire, nous avons acquis des réflexes inouïs de crétinisation par l’intermédiaire des médias, du novlangue et des identités numérisées ; nous avons proprement épuisé la possibilité des « constellations de singularités [qui] sont des formes culturelles qui deviennent les idiosyncrasies des sujets » (p. 73). Le miracle, donc, n’est permis que par l’entretien d’une croyance qui stipule que l’on peut se démarquer dans le standard. Sauf que, bien entendu, une population crétinisée ne pose pas les questions complexes et déstabilisantes, elle se contente de consentir aux formes standards qu’on lui impose. Ceux qui se demandent quels programmes ils vont pouvoir regarder à la télévision lors des périodes de chamboulement médiatique (transfert des vedettes du petit écran, tractations salariales indécentes, concurrence dans la problématique de la création des « tendances »), ceux-là sont atteints des pires cancers symboliques et ils facilitent la pérennisation du crétinisme. Ce sont les meilleurs réservistes de l’idéologie. Si demain ne serait-ce qu’un quart de la population jetait sa télévision par la fenêtre, le pouvoir serait menacé comme il ne l’a jamais été.

En faisant le pari d’une raison esthétique, J. Sepúlveda veut croire à un monde biocentrique, artisanal et prompt à se satisfaire d’une belle camaraderie (p. 80). On peut critiquer la valeur d’une telle proposition, mais on ne peut en revanche se contenter de dire que l’idéologie fonctionne et qu’elle fait de son mieux. Qu’une existence fondée sur la raison esthétique soit envisageable ou pas, ce n’est pas là le souci. Ce qui importe est de se fermer aux perceptions de l’idéologie pour voir comment réagissent les lois de notre affectivité. La culture d’un jardin des singularités fonde la perspective de nouvelles sensations, elle offre à l’imagination des connexions inédites, et il se peut que l’on y trouve non seulement un sixième sens, mais peut-être aussi un septième, un huitième, etc. En deçà des archétypes, rien ne nous interdit de penser que nous allons récupérer quelques ectypes. Le seul fait de suggérer un dés-enfouissement de l’homme pluridimensionnel suffit à retourner la terre du terrain émotionnel sapé par les archétypes (pp. 101-2). L’auteur rappelle que si la ville est le dôme de l’aliénation, si elle est l’espace de la domestication, de l’automatisme et des langages viciés, la forêt, en contrepartie, remet au goût du jour sa racine latine (foris, c’est-à-dire « portail vers l’air libre », p. 106), et ce faisant elle ouvre une brèche pas si difficile à élargir. L’enjeu d’un passage par les forêts et les jardins de singularités fait acte de réminiscence : notre réinscription dans l’histoire naturelle est à notre portée, reste à ce que l’on se rende compte que notre conscience d’un Tout interdépendant a été intoxiquée et qu’il n’est pas malvenu, au final, de croire que les vertus peuvent provenir d’une forme d’ensauvagement spirituel. « Le temps de cerveau disponible » (dixit un ex-businessman du crétinisme) doit être investi en collaboration avec la nature.

[Gregory Mion est auteur aux éditions Aux Forges de Vulcain]