Comme les amours
de Javier Marías

critiqué par Jlc, le 21 septembre 2013
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Le chemin de l'oubli
Avec « Comme les amours », Javier Marias nous invite à une fascinante réflexion sur la vie, le malheur, la mort, le passé, le souvenir puis l’oubli, l’impunité, l’égoïsme, voire le cynisme qui rythment toute destinée humaine. Il l’agrémente d’une histoire qui cesse vite d’être une énigme pour devenir l’illustration d’une incertitude.

Maria Dolz est éditrice, ce qui nous vaut quelques pages très savoureuses d’ironie sur la vanité, les caprices mais aussi le besoin de réconfort d’auteurs à l’ego hypertrophié. Tous les matins, elle prend son petit déjeuner dans une cafeteria où elle croise un couple qui y a aussi ses habitudes. Lui la cinquantaine, elle dix ans de moins, ils parlent et rient sans s’occuper des autres et donnent à Maria la « vision quotidienne d’un monde en harmonie ». En un mot, « un couple parfait ». Un matin de juin ils ne sont pas là, les jours suivants non plus. Leur absence (disparition ?) la prive de son stimulant matinal et de leur optimisme avant d’apprendre que l’homme qui s’appelait Miguel a été poignardé (par erreur ?) par un SDF qui s’enferme dans son mutisme. La femme qui s’appelle Luisa réapparaît quelque temps plus tard et Maria lui présente ses condoléances. Eux aussi l’avaient aussi remarquée et surnommée « la jeune prudente ». Invitée chez Luisa, Maria y rencontre un de ses amis, Diaz Varela qui va devenir son amant. Ensemble, ils vont suivre l’évolution de leur amie, sujet de leur réflexion plus que de leur compassion jusqu’à ce que le SDF sorte de son mutisme, permettant au romancier d’entretenir l’incertitude avec beaucoup de subtilité.

« Un roman, et ce qui se passe dans les romans n’a pas d’importance et on l’oublie, une fois qu’ils sont finis. Ce sont les possibilités et les idées qu’ils nous inoculent et nous apportent à travers leurs cas imaginaires qui sont intéressantes, on s’en souvient plus nettement que des événements réels et on en tient compte. » Si l’on suit l’auteur, l’histoire de Luisa et Miguel a moins d’intérêt, quel qu’en soit l’attrait, que les conclusions parfois éphémères ou contradictoires que Maria Dolz et Diaz Varela en tirent. Et si Miguel avait demandé à son meilleur ami de veiller sur sa femme s’il venait à disparaître, persuadé par ailleurs qu’il n’aurait aucune chance de la séduire ? Et si Diaz Varela avait eu des réticences à accepter? Comment allait évoluer la situation dont le seul fait avéré et irréparable serait la mort de Miguel ? Comment va réagir Luisa ? Ses enfants sont-ils un réconfort ou une charge ? Elle donne l’impression d’être bien plus « vulnérable et faible dans le présent que lorsqu’elle s’installe dans le passé, fût-il le plus douloureux et définitif ». Elle a surtout besoin d’être écoutée mais « il est un inconvénient à pâtir d’un malheur : pour qui l’éprouve, ses effets durent beaucoup plus que ne dure la patience d’êtres disposés à l’écouter et à l’accompagner ». Et « on voudrait que le malheur qu’on ne peut supporter soit le prélude à la fin du monde, alors que le monde s’en moque. » On vit son propre malheur et pas celui des autres.

Sa vie de maintenant est brisée, pas sa vie future. Maria perçoit chez Luisa « un dernier soupçon de bon sens, ou de sens du devoir, ou de sérénité, ou de préservation, ou de pragmatisme. Elle s’en sortira. » Après la phase de stupeur, d’isolement, de chagrin, peuvent aussi venir d’autres sentiments, plus ambigus. Certes on ne peut se réjouir de la mort d’un proche mais « il n’est pas de mort qui ne soulage un peu, par certains aspects, ou qui ne nous offre un avantage, ne serait-ce qu’une agréable sensation de survie ». Diaz Varela était un intime de Miguel mais quels sont ses sentiments vis à vis de celle qui maintenant est veuve, c’est à dire « libre » ? Et Diaz Varela de se référer, pour Maria, à la nouvelle de Balzac « Le colonel Chabert » qui raconte l’histoire extraordinaire de cet officier de la Grande Armée napoléonienne, donné pour mort sur le champ de bataille d’Eylau en 1807 et qui resurgit dix ans plus tard pour réclamer sa fortune, son rang et sa femme remariée entretemps à un noble de la Restauration. On ne peut résister au plaisir de citer ce dialogue imaginé par un génie de la littérature :

« Voulez-vous nous donner votre nom ?
-Chabert.
-Est-ce le colonel mort à Eylau ?
Lui-même, Monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. »

Et Chabert ajoute : « Il n’est pas de plus grand malheur pour celui qui revient que de découvrir qu’il est de trop ». Certes il ne s’agit que d’une fiction et on perçoit ce qu’elle peut révéler de la complexité de l’âme humaine. Chabert est de trop, la société comme sa femme le rejettent, c’est un trouble à l’ordre public, « le monde s’en moque ». Quels liens entre Chabert et Diaz Varela si ce n’est que l’un et l’autre font preuve d’une volonté absolue pour parvenir à leur fin, la vengeance pour l’un, le désir pour l’autre. Cette volonté transforme une « anomalie tragique », une mort ou pis encore un assassinat, en « une normalité irrémédiable », la vie finissant toujours par s’imposer en édulcorant, effaçant ou falsifiant le souvenir. « La vérité n’est jamais nette, c’est toujours un embrouillement ».

Le titre français « Comme les amours » fait référence à un passage des « Trois Mousquetaires » quand Athos raconte avoir découvert sur l’épaule de sa très jeune femme, Anne de Breuil, « belle comme les amours », la fleur de lys de l’infamie gravée au fer rouge. « L’ange était un démon » et il la pendit à un arbre. D’Artagnan s’exclame : « Ciel Athos un meurtre» et Athos qui allait s’en repentir toute sa vie de répondre : « Oui un meurtre, pas davantage ». Comme celui de Miguel ? Mais Anne de Breuil reviendra plus tard sous le nom de Milady alors que Miguel ne reviendra jamais.
Le titre espagnol « Los enamoramientos » signifierait, m’a-t-on dit, tomber amoureux. Au pluriel ce serait soit plusieurs personnes qui tombent amoureuses, soit une même personne aux amours successives. Je préfère cette incertitude et cette ambiguïté à la référence de Dumas.

Ce « polar », proustien par son écriture en longs paragraphes et phrases très travaillées, par sa construction rigoureuse et sa conclusion dignes de Machiavel, n’est pas d’un accès toujours facile mais l’attention qu’il exige est récompensée par l’intelligence du récit, la connaissance lucide des humains, l’originalité de la réflexion. Le mort, tel Chabert, qui persisterait à vouloir continuer d’exister ou influer sur le destin des vivants ou des survivants, serait un gêneur. A l’inverse des assassins qui parfois sortent de leur mutisme, les morts ne parlent pas, même s’ils sont les témoins de nos pensées. Témoins, oui, mais muets.
une histoire madrilène surprenante 8 étoiles

Maria, éditrice madrilène, a pris l’habitude de croiser chaque matin un couple parfait dans un café. Un jour, ce couple qu’elle admire tant disparaît et elle apprend l’assassinat du mari Miguel par un détraqué. Elle prend alors contact avec sa femme Luisa, métamorphosée de douleur, et décide de mener son enquête sur ce meurtre étrange. Elle fait la connaissance de Javier Diaz-Varela, meilleur ami du couple, et s’éprend de lui, qui est lui-même éperdu d’amour pour une autre femme…
L’histoire est bien amenée, on ne s’y attend pas vraiment et la prose est admirable. De multiples réflexions sont faites sur l’amour, la mort et d’autres questions philosophiques en lien avec Le Colonel Chabert de Balzac ou les Trois Mousquetaires. A offrir aux amoureux de la littérature et à ceux qui souhaitent une lecture qui change.

Psychééé - - 36 ans - 19 février 2015


la mort, et si on en parlait ? 6 étoiles

Roman ou essai ? Les amateurs de narrations inventives, truffées de dialogues et de scènes inattendues, seront déçus. Autour d’une histoire d’amour et de mort, qui aurait pu faire l’objet d’une courte nouvelle, Javier Marías construit une réflexion approfondie sur le sens que la mort revêt, tant pour celui qui en est victime que pour celui qui l’a donnée, et pour les proches qui ressentent la perte de l’être aimé. L’histoire n‘est pas banale, elle pourrait être tirée d’un fait divers rapporté par la presse quotidienne, mais l’intérêt du livre réside dans le cheminement intérieur de la narratrice, qui va s’attacher à comprendre le comment et le pourquoi de ce crime considéré a priori comme l’œuvre d’un déséquilibré. Comme dans ces romans psychologiques de l’école française du Nouveau Roman (Robbe-Grillet, Butor, Simon, Sarraute…), chaque geste, chaque pensée, même les plus banals, sont décortiqués dans une vision cubiste du réel, faisant basculer la perspective selon laquelle celui-ci est observé. Malgré la linéarité du récit, de multiples facettes d’une même histoire sont explorées, la narratrice s’imaginant à la place des divers protagonistes : la femme, l’ami, l’ami de l’ami, le porteur du couteau, et bien entendu la narratrice elle-même. Pour qui a la patience d’apprécier ce genre littéraire, tout en passant sur les imperfections de la traduction (certains mots sont totalement inusités en français), le plaisir est certain. Mais les redites sont nombreuses (ce qui n’est pas plus mal si l’on s’est endormi en route) et rallongent encore un peu plus le chemin vers le dénouement final, où quelques dialogues bienvenus allègent le récit.

Jfp - La Selle en Hermoy (Loiret) - 76 ans - 1 mai 2014