La saga de Njall le Brûlé
de Auteur inconnu

critiqué par Stavroguine, le 19 août 2013
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Visite épique de l'Islande de l'An Mil
La Saga de Njall le Brûlé est largement considérée comme le chef d’oeuvre du genre des sagas islandaises, textes à la frontière du document historique et de l’épopée, aussi influents dans le monde nordique que certains mythes greco-romains chez nous, et rédigés pour la plupart par des clercs restés anonymes dans l’Islande du 13ème siècle.

Il serait sans doute aussi ardu que superflu de s’évertuer à résumer ici l’intrigue de cette saga, la plus longue parmi celle qui nous reste. Elle met en scène une bonne centaine de personnages dont la moitié au moins joue un rôle prépondérant ; si l’on compte les patronymes cités lorsque l’auteur trace le lignage de ses héros, ce sont plus de quatre cents noms que l’on croise dans ce texte de tout juste trois cents pages. Ces lignages, justement parlons-en. Chaque nouveau personnage d’importance nous est présenté avant son entrée en scène : c’est le signe qu’il faut prendre son crayon pour noter son nom et le relier, par la suite, aux autres protagonistes pour ne pas confondre, quelques dizaines de pages plus tard Mordr la Viole et Mordr Valgardsson, et surtout pour se rappeler des affinités changeantes des uns et des autres, des clans et des mariages. Surtout, c’est la marque du désir de l’auteur de rattacher ses personnages à une sorte d’aristocratie dans le souhait vraisemblablement conscient d’écrire la mythologie de cette île colonisée. Ainsi, il ne sera pas rare de voir un des protagonistes descendre de quelque illustre famille dont les membres les plus anciens seront les découvreurs de l’Islande ; à l’autre bout, seront parfois mentionnés de grands hommes vivant à l’époque de la rédaction de la Saga, quelques trois cents ans après les faits relatés.

Ceux-ci se déroulent autour de l’an 1000. Régis Boyer, auteur de la traduction, des excellentes et indispensables notes et de la notice dans l’édition Pléiade, nous indique dans celle-ci que le premier événement marquant de la Saga, le mariage de Hrutr et Unnr, aurait eu lieu en 963 tandis que le second et plus important tournant de l’oeuvre se serait effectivement déroulé en 1010. Entre les deux, en 999, l’Islande aura été christianisée - élément d’autant plus important que l’auteur de la Saga est vraisemblablement un religieux. Au vu de ces éléments, c’est donc peu de dire que La Saga de Njall le Brûlé baigne dans un contexte historiquement chargé. Voilà qui fait de ce texte un document historique de premier ordre. Pas seulement parce que certains des personnages qu’il met en scène et des événements qu’il relate ont bel et bien existé (on verra plus loin qu’ils sont tellement romancés qu’on ne saurait prendre l’épopée pour argent comptant), mais surtout parce qu’il nous fait découvrir une culture qui nous est, dans une très large mesure, complètement inconnue. On retrouve bien sûr certains des clichés qui viennent immédiatement à l’esprit quand sont évoqués les vikings : violence et raids pirates sur les côtes européennes. De fait, l’auteur nous présente une société où les exploits guerriers et les meurtres s’accaparent la part du lion. On tue presque comme on respire, pour une question d’honneur ou pour le simple fait qu’un homme aura coupé du bois dans votre domaine sans autorisation. Cela donne d’ailleurs lieu à de fameuses vendetta que ne renieraient pas les mafiosi siciliens ! De même, chaque jeune homme de bonne famille, pour s’aguerrir lorsqu’il devient adulte, part en expédition le long des côtes de l’Atlantique ou de la Mer du Nord, poussant parfois aussi loin que Rome ou l’Estonie, pour voir du pays et revenir avec un copieux butin et des histoires à raconter au coin du feu, comme tout étudiant qui se respecte à son retour d’une année d’Erasmus.

Ce qui surprend plus, c’est de voir cette société d’une extrême violence cohabiter avec un système légaliste à travers lequel sourd une véritable passion procédurière. Ainsi, l’année des grands chefs islandais est rythmée par les thing régionaux, deux fois par ans, et surtout par l’althing qui réunit une fois par an tous les notables de l’île. C’est l’occasion pour cet Etat sans pouvoir exécutif de discuter des lois et surtout de tenir les procès censés permettre le règlement des affaires en cours et pour lesquels le pays tout entier semble passionner. Ainsi, on prend des témoins, on monte au Mont-de-la-Loi faire ses accusations et les procès se tiennent dans une procédure rigoureuse et à peine de nullité. A leur issue, l’ardoise des meurtres est effacée par le paiement d’une compensation monétaire... bien souvent reversée l’année suivante à la famille du défendeur, occis à son tour dans le cadre de la justice privée évoquée plus haut et qui se superpose à cette justice publique. Dans les cas les plus graves, le bannissement temporaire pourra être prononcé (et ainsi donner lieu à de nouveaux pillages en Europe... ou à des pèlerinages à Rome après la christianisation), ou même la terrible proscription, peine suprême qui crée les Skógarmadr, « homme des bois » dépossédés de tous leurs biens et condamnés à vivre hors des villes, auxquels personne ne pourra fournir assistance (ni vêtement, ni nourriture, ni hébergement, ni transport) et que quiconque pourra tuer librement, sauf à ce qu’ils tuent eux-même trois autres Skógarmadr pour se réhabiliter.

Si la Saga de Njall le Brûlé constitue donc un beau document historique, il ne faut pas oublier qu’elle est avant tout une splendide épopée et obéit donc aux codes du genre : comme L'Iliade ou L’Odyssée, si elle met au prise des personnages dont d’autres sources attestent de l’existence, le ton dramatique de l’auteur et les exploits qu’il narre rappellent sans cesse que l’on est face à une oeuvre qui préfigure en quelque sorte le roman d’aventures. On pourrait grossièrement découper l’intrigue en trois parties articulées autour de deux axes, qui forment les points du roman où l’intensité dramatique culmine.

La première partie sert d’abord d’introduction. Comme dans un prologue, on nous présente Hrutr et son frère Hoskuldr dont le mariage du premier avec Unnr et la fille du second, Hallgerdr, femme fatale avant l’heure, ne mèneront qu’à Gunnar et son ami Njall, les deux héros de cette saga. Pour les rattacher à des héros plus connus, on pourrait avancer, de manière toutefois quelque peu réductrice, que le premier serait Achille et le second Ulysse. En effet, Gunnar est l’archétype du héros d’épopée, guerrier invincible et romantique dans l’attachement qu’il manifeste à son honneur, sa terre et ses proches, tandis que Njall se démarque par son intelligence, sa connaissance des lois et sa perspicacité bien secondée par un fameux don de divination. Autour d’eux, gravitent tout un tas de personnages que l’auteur se garde bien de rendre trop caricaturaux : même l’infâme Mordr finira dans le camp des gentils bien que ses odieux stratagèmes motivés par l’envie soient la cause des plus grands malheurs de Gunnar et de Njall ; la plupart ne font que défendre leurs intérêts et leur honneur, et ne seront finalement sympathiques ou non qu’en fonction des rapports qu’ils entretiendront avec nos deux héros.

C’est ainsi qu’une ribambelle de procès et de vengeances mènera au premier événement majeur de la Saga, au terme duquel de nombreuses condamnations au bannissement seront prononcées, créant à leur tour de nouvelles inimitiés entre Thrainn, un oncle de Gunnar, et les fils de Njall et leur nouvel ami Kari, qui culmineront, toujours grâce aux manigances de Mordr, en un nouvel événement dramatique et finalement, à la sombre vengeance de Kari, troisième héros de la Saga. On voit donc que toute l’action est bel et bien soutenue par une trame romanesque qui n’hésite pas à recourir à d’authentique personnages de fiction pour cimenter toutes les intrigues et les relier entre elles de manière à offrir une grande oeuvre littéraire. Çà et là, on voit même apparaître d’autres protagonistes de grandes sagas islandaises, tels Snorri le Godi, dont la présence étonnante laisse à penser que l’auteur s’amusait à citer dans son texte toutes les personnalités remarquables de l’Islande de ce temps.

Quant au ton employé, comment le rattacher à quelque velléité de neutralité historique ? L’auteur se complaît dans une remarquable économie stylistique, abandonnant, sauf en de très rares occasions, poésie et figures de style pour se concentrer sur l’action. Mais alors, quelle action ! S’il peut d’un revers de la main évacuer trois hivers passés au même endroit, l’auteur abandonnera son écriture dépouillée pour nous fournir un luxe de détails sur la tenue d’une procédure ou décrire chacun des coups portés dans une bataille avec son lot de lances qui déchirent la poitrine et ressortent à travers les épaules ou de haches qui tranchent d’un seul coup jambes et têtes. De même, le lyrisme n’apparaîtra qu’au cours des rêves prémonitoires de Njall et de quelques autres qui annoncent le destin dont nul personnage, même averti, ne peut infléchir la course folle : qu’on soit païen ou bien chrétien, c’est toujours lui qui distribue les cartes dans ce texte magistral dans lequel on se plonge par curiosité et dont on ressort envouté, avec le profond désir de lire d’autres sagas.