Le général Della Rovere
de Indro Montanelli

critiqué par Sissi, le 22 août 2013
(Besançon - 54 ans)


La note:  étoiles
Usurpation d'identité pendant la guerre
Indro Montanelli a été pendant des années un des principaux rédacteurs du Corriere della sera, le célèbre journal italien, puis fondateur de Il Giornale, qu’il dirigea pendant vingt ans, mais il a eu auparavant tout un tas d’autres vies : docteur en droit et sciences sociales, il devient déjà journaliste dans sa jeunesse, mais son anti-conformisme et son indiscipline politique notoire le conduisent à l’expulsion de la profession.
Il devient tour à tour pêcheur de morues en Norvège, ranchero au Canada, commandant de troupes indigènes en Ethiopie, professeur d’ethnologie en Estonie ; puis il se fait arrêter en 1944 par les Allemands qui le condamnent à mort pour ses activités dans la Résistance, l’enferment à la prison San Vittore à Milan, d’où il parvient à s’évader quelques heures avant son exécution.

Personnage hors du commun au destin hors du commun, Montanelli aurait pu faire de lui-même un héros de roman, et pourtant ce n’est pas lui qui est à l’honneur dans ce livre autobiographique, mais le Général Della Rovere, qu’il rencontra lors de son séjour en prison…et qui était en fait un autre.

La situation est clairement explicitée dans la préface à l’édition française, rédigée par Montanelli lui-même et dont voici quelques extraits :

« […] Les faits sont les suivants. Dans l’hiver de 1943 à 1944, l’Italie se trouva séparée en deux. Le Sud était occupé par les forces alliées qui y avaient installé le gouvernement monarchiste du maréchal Badoglio. Le Nord était occupé par les forces national-socialistes qui soutenaient par les armes le gouvernement de Mussolini à Salo, assiégé par la Résistance.[…]
Badoglio envoya un officier de haut grade, sous le nom de général Della Rovere, pour prendre le commandement du maquis. Malheureusement, celui-ci tomba dans une embuscade que lui avaient tendue les Allemands aussitôt après son débarquement sur la Riviera de Gênes, où l’avait conduit un sous-marin anglais[…]
On eut lieu de croire qu’il n’avait point été tué : en effet, peu de jours après sa capture, un général Della Rovere fut enfermé dans une cellule […] de la prison San Vittore, à Milan.
Je m’y trouvais moi-même depuis six mois.[…]
Je ne revis cet homme qu’un an plus tard, quand l’Italie fut libérée Je le revis dans la cathédrale de Milan, cloué dans un cercueil sur lequel se lisait un autre nom : Giovanni Bertone […]
Cette affaire me passionna. Je fis de nouvelles recherches et j’arrivai à reconstituer l’histoire qu’on va lire […] »

Et l’on se passionne, nous aussi, pour cette histoire d’usurpation d’identité non complètement élucidée, et pour le destin de cet homme, Giovanni Grimaldi dans le livre, joueur invétéré criblé de dettes qui extorque de l’argent aux familles de disparus de guerre de manière peu glorieuse, qui se fait prendre et qui va servir de couverture à une bavure puis d’appât pour coincer les résistants proches du (vrai) général.
Et si au départ l’enjeu de la lecture est de se documenter, si l’on aborde le livre dans une démarche historique, on n’en est pas moins séduit par la capacité de Montanelli à montrer à quel point Grimaldi va prendre son rôle à cœur, le jouer à merveille, s’identifier complètement au personnage qu’il incarne, en faisant preuve d'humanité et d'une grande dignité, et de ce fait nous toucher infiniment plus qu’on aurait pu le penser.

« Nous, Allemands, nous jugeons ce pays sur ses vrais généraux. C’est sur les faux qu’il se mesure… »
Le héros méconnu 8 étoiles

Difficile de parler de ce livre sans en dévoiler le contenu, de toute façon, la préface de ce livre explicite clairement l’énigme que l’auteur propose d’éclaircir. Ceux qui voudraient découvrir cet épisode de la libération de l’Italie veilleront donc à ne pas lire cette préface et le commentaire que je propose ci-dessous.

Printemps 1944, un sous-marin anglais débarque le Général Della Rovere sur la côte méditerranéenne de l’Italie encore occupée par les Allemands. Il doit prendre, au nom de Général Badoglio, la tête de la résistance dans cette partie de la Péninsule. Mais ce débarquement a été éventé par la Gestapo qui attend le Général sur le rivage et l’exécute par maladresse se privant ainsi d’une source d’informations fondamentale. Pour pallier cette bévue, un colonel allemand remplace le général décédé par un sordide escroc qui soutire de l’argent aux parents des détenus des geôles allemandes en échange de quelques faveurs pour leurs chers détenus accordées par des occupants corrompus.

L’escroc est interné dans une prison où il sert d’appât pour identifier lequel des détenus est un chef important de la résistance italienne, il se glisse avec une si grande aisance dans la peau du Général qu’il apparait vite très crédible aux yeux des détenus, au point qu’il devient lui-même prisonnier de son personnage et se mue progressivement en un véritable chef résistant qui catalyse toute l’énergie des autres détenus. Le Général se façonne ainsi, pour l’éternité, la réputation d’un véritable héros de la résistance à l’occupant, dans la peau d’un vulgaire escroc et gagne l’estime de tout un peuple alors que l’escroc restera pour chacun un vulgaire malfrat qui essayait de s’enrichir sur le dos de la mort et du désarroi. Il fait sienne la devise qu’il transmet à ses codétenus : « Quand on ne sait pas qu’elle est la voie du devoir, il faut choisir la plus difficile ».

Dans ce court texte, Montanelli essaie de réhabiliter ce pauvre malfrat qui a sublimé son rôle de pion dans le jeu de la Gestapo contre les résistants italiens, en transformant son personnage en un héros qu’il n’a jamais été et en restant, lui, parfaitement anonyme. L’auteur a lui-même croisé ce général/escroc quand ils étaient incarcérés tous les deux dans la même prison. La narration de cet épisode un peu rocambolesque de la guerre mondiale en Italie montre bien comment naissent les légendes et les héros et comment on écrit l’histoire dans des espaces géographiques et temporels où le pouvoir n’est que très provisoire et la manipulation souveraine. Une leçon que devraient méditer tous les historiens et érudits et tous ceux qui vénèrent volontiers les héros qu’on leur propose souvent un peu trop vite. Et aussi un hommage à la gloire de tous les véritables héros, ceux qui sont restés totalement anonymes, qui n’ont ni rue, ni monument, à leur mémoire. Le malfrat peut devenir le héros comme le blanc peut devenir le noir et le mal le bien, rien n’est jamais définitif, tout peut changer, l’espoir ne disparait jamais.

Ce texte est aussi un bel exercice littéraire sur le jeu du double, l’auteur conduit ses personnages avec une grande adresse pour dissocier les personnages des personnes quand il s’agit d’évoquer les faits et de les confondre quand il s‘agit d’évoquer les êtres.

Débézed - Besançon - 77 ans - 3 janvier 2014