Textes clés de philosophie japonaise
de Collectif

critiqué par Gregory mion, le 2 août 2013
( - 41 ans)


La note:  étoiles
La conception hospitalière du monde dans la pensée japonaise.
Si la philosophie occidentale a été marquée par le « miracle grec » et son mouvement de démythologisation de la pensée, la philosophie japonaise, et c’est ainsi qu’il faut la nommer, a longtemps considéré la réalité des sources mythologiques comme une matière essentielle en vue de la cogitation. L’introduction de ce recueil, dont il convient de souligner d’emblée la qualité générale, insiste sur les racines proprement religieuses de la spiritualité japonaise, lesquelles s’inscrivent préalablement dans le culte des kami (les « esprits divins »), sans faire état d’une systématisation rituelle puisque cette révérence fondatrice ne s’appuie sur aucun enseignement précis, plutôt encline à s’appuyer sur l’irruption naturelle de ces esprits, prenant pour ainsi dire la pensée dans sa forme brute et naturelle, au lieu que de chercher à lui associer une conformation qui viendrait en compromettre l’effervescence. De là naquirent les cheminements de la Voie des dieux (le Shintô), que les Japonais devaient peu à peu éprouver jusqu’au moment où ils s’adossèrent au bouddhisme, du moins à l’un d’entre eux, car les bouddhismes non seulement sont nombreux, mais ils sont également tributaires, à la base, d’une perspective venue de l’Inde. Il fallut l’ambition intellectuelle du prince Shôtoku (572-621) pour que la mention d’un « bouddhisme japonais » eût enfin une raison d’être énoncée.
Pour exprimer très lapidairement les principes de ce bouddhisme, outre une certaine facilité pour la méditation assise, on doit recenser une essentielle découverte de la VACUITÉ, c’est-à-dire une forme de vacance de l’esprit qui, sachant exactement exploiter la possibilité d’un vide qu’on nous demande parfois de faire, s’inscrit dans un processus de considération des objets hors de leur substance. Du point de vue strictement religieux, cette tradition se différencie des préceptes chrétiens qui ne conçoivent qu’un Sujet surplombant (le Créateur), sous la férule duquel des sujets plus ou moins organisés accomplissent les commandements prescrits. Avec le bouddhisme nippon, on entre dans une ère de la DISPERSION, une ère de l’effacement de soi, et ce geste d’évanouissement de la personnalité est directement compatible avec la conception d’un monde où de multiples esprits divins circulent, hors de toute unité donnée d’avance. L’unité du soi et des forces universelles devient idéalement le mandat de tous les êtres, pour peu que l’on observe les promesses de ce bouddhisme particulier. Les meilleurs exemples d’adhérence aux principes à la fois individuels et célestes se trouvent dans la carrière du samouraï, lorsque le guerrier affronte le moment de sa mort, faisant preuve d’une stabilité d’esprit tout à fait époustouflante. Si le samouraï ne frémit pas devant la mort, c’est qu’il est assuré de sa connivence avec la compagnie des forces planétaires, contrairement à celui qui s’est hasardé dans la culture forcenée de son Moi et qui, fatalement, interprètera sa mort comme une perte collective insurmontable, alors même qu’elle est en vérité une disparition souvent profitable.
On est donc en présence, au départ, d’une philosophie qui ne fait pas grand cas de construire la subjectivité sur des fondations ou transitives (Un Dieu et des créatures), ou souveraines (un individu qui accumulerait des savoirs pour mieux maîtriser la possibilité d’une harmonie cosmique). Telle qu’elle se déploie à ses commencements, la philosophie typiquement japonaise se constitue par le biais d’une appropriation dynamique du bouddhisme traditionnel, jointe au contexte d’un univers surpeuplé de divinités. Cet alliage d’étrangeté et de densité théologique impulse une certaine prudence cognitive où les sujets, bien loin de se sentir en position de force, nourrissent le projet d’un VIDE paradoxalement productif, alimentant de la sorte l’option d’un « évidement de soi ». Ceci confère ensuite à l’esprit une plus grande disponibilité d’adhérence aux choses aussi bien majeures que mineures. La conséquence de ce vide individuel, obtenu en parallèle d’une abondance de divinités, c’est que la signification de l’univers ne saurait correspondre à un trajet vertical (la parole de Dieu qui tombe du ciel), mais bel et bien à un horizon d’immanence qui contesterait toute intervention de la métaphysique dans notre rapport au réel. La pensée doit se faire dans le MAINTENANT, dans ce que Ienega appelle joliment une « continuité qualitative ». Tout ceci se maintient grâce à l’idée d’une vision originelle, qui serait d’essence exclusivement japonaise, et dont le temps court à peu près de l’Antiquité jusqu’à la période dite de Heian, qui s’achève en 1185.

D’autres siècles sont encore nécessaires avant que ne se forge le concept central de « néant absolu », pris dans le sens d’un vide prolifique, et dont la vacuité sert avant tout à assimiler d’autres idées. Une fois que les jalons sont posés, c’est-à-dire l’ensemble de l’activité spirituelle que nous avons précédemment esquissée, la pensée japonaise renforce ses « appropriations », absorbant un très grand nombre de théories venues du monde eurasiatique. À présent que s’est formé un genre de tranquillité de l’esprit, on risque la posture d’une INTRANQUILLITÉ constitutive où même la logique de la néantisation va graduellement se réformer, au contact des influences occidentales ou semi-occidentales. Tant et si bien qu’il est important d’insister sur le fait que la philosophie japonaise est difficile à définir, à cause, justement, de sa tendance extrême à l’ouverture, à l’accueil impétueux de tout ce qui n’est pas elle-même, bien qu’elle veuille persister dans son caractère singulier, à savoir dans le ressouvenir de son discernement vénérable. À l’image de la Russie qui fut divisée en « Russie politique » et « Russie spirituelle » par Izutsu Toshihiko, il semble que le Japon soit identiquement segmenté. Sa philosophie est aussi mutante que les personnages de la littérature classique russophone, toujours en quête d’une fraternité et d’une croyance définitive en Dieu, comme si la fiction cherchait à fabriquer une âme qui pût correctement convenir à la Russie constitutionnelle – autrement dit le Japon, par son exercice énergique de la pensée, serait constamment en train de se forger une politique viable, adaptée à un peuple qui ne cesse de cogiter à travers l’acte de l’évidement spirituel.
Ce néant configurateur, cet évidement de soi, ce retrait du sujet dans un congé faussement sabbatique, ce sont autant de preuves que la philosophie nippone n’est pas à proprement parler une instance qui crée des concepts pleinement agencés. Le Néant est une niche cognitive qui postule une liberté d’esprit fondamentale, au contraire de l’Être qui témoigne d’un certain figement des rapports, voire d’une conception cadavérique de la pensée – on a le même type de diagnostic dans la terminologie sartrienne de « l’être » et du « néant ». Le néant suppose en réalité une nouvelle épaisseur de l’existence, une épaisseur où il est possible d’atteindre le monde dans une intimité plus intense.
Une telle modélisation de la pensée, par essence réfractaire à tout modèle, fait l’hypothèse d’une méthode qui favorise un « esprit d’articulation » et « d’acculturation ». Puisque le sujet ne se constitue pas d’abord, puisqu’il ne repose que dans son vide fondateur, les directeurs du recueil parlent d’une formation « anté-personnelle » de la subjectivité. Ce ne sont donc pas des relations entre des agents substantiels qui déterminent le primat de la pensée (= une relation d’homme à homme sûrs de leurs principes), mais des relations entre des agents forcément dé-substantialisés, ontologiquement désobstrués, en l’occurrence une réciprocité entre des agents vidés de tout ce qui pourrait parasiter une authentique perception de la réalité significative. De toute évidence, cette aspiration au vide, cette propension à la néantisation ou à tout ce qu’on voudra d’apparenté, ceci présuppose un nouveau statut du corps, c’est-à-dire une manière de s’engager dans la carrière de la vie en totale discordance avec nos habitudes occidentales. De ces pratiques spirituellement prégnantes ont pu naître, entre autres attitudes, des conceptions du suicide que nous avons du mal à intégrer, parce que la mort, dans les circonstances de « l’évidement de soi » conscient, n’est plus du même acabit que celle que la philosophie occidentale s’est toujours plu à minimiser ou à mettre de côté – cf. les arguments d’Épicure ou de Lucrèce.
Conformément à cela, un des enjeux actuels de la philosophie japonaise repose sur le questionnement spinoziste par excellence : « Que peut le corps ? » Et même faudrait-il poser la question comme ceci : « Que peut le corps qui accomplit déjà sa petite mort dans le néant absolu ? » Si l’on souhaite en quelque sorte se japoniser, on devra réapprendre à mourir en fonction des nouveaux cadres de la vie moderne, et non en fonction des arguments traditionnels qui ont entouré le mourir dans l’histoire des idées occidentales. Déjà, dans ses brillants essais sur la mort, Jankélévitch disqualifiait les philosophies antiques, trop convenablement stoïques, trop exagérément désincarnées pour être tout à fait applicables. Les penseurs du Japon contemporain n’auraient pas démenti Jankélévitch, en particulier Tanabe Hajime, qui assista d’abord aux enseignements de Heidegger, de 1922 à 1924, avant de développer ses intuitions personnelles à propos de la mort. Dans la mesure où Heidegger a fait de la mort un des horizons majeurs de sa phénoménologie, il n’est pas étonnant que sa pensée ait rencontré des succès estimables dans le Japon du XXème siècle, à une époque où le pays a dû affronter les retombées atomiques et une hyper-industrialisation de la temporalité (on s’en convaincra en citant la notion de karoshi, qui n’est autre que le nom que l’on donne au phénomène de la mort en entreprise, quand les employés épuisés rendent l’âme).
En tout et pour tout, la tâche de la philosophie japonaise n’est pas de nous fournir une interprétation déterminante du monde, une manière d’améliorer la vie ou d’optimiser les performances individuelles, elle consiste plutôt à voir le monde comme il va, dans toutes ses parties, les difficiles comme les agréables, afin de nous incliner à penser non plus à côté ou en contretemps des choses, mais clairement en dedans, quitte à ce que cela nous éprouve au lieu de nous soulager. D’une certaine façon, l’horizon théorique de la philosophie nipponne revitalise l’idée nietzschéenne qui soutient que le monde n’est pas là pour nous faire plaisir. En définitive, si l’on acceptait sans broncher la perspective de notre mort, fût-elle tragique, peut-être que ce serait une preuve d’amour véritable de la vie, et ceci nous éviterait d’interminables agonies, tout comme ceci nous épargnerait les retournements de veste à l’heure où l’on sait que la mort arrive, quand on ne peut plus se défausser et qu’il faut confesser la véracité de notre crainte. Reste que s’il est peut-être nécessaire d’être un samouraï pour se contenter d’un attachement aux forces de l’univers, si donc les samouraïs sont peut-être les seuls à pouvoir endurer la mesure d’une perforation du Moi en y creusant un néant hospitalier, il s’ensuit que peu d’entre nous sont éligibles aux exigences des spiritualités japonaises, et comme jadis le Japon s’est ouvert aux pensées européennes, il est temps désormais de s’ouvrir à cette richesse spécifiquement nippone si l’on espère ne serait-ce que mettre un peu de mobilité à l’intérieur de nos systèmes sclérosés.