Peter Pan - Intégrale 40 Ans
de Régis Loisel

critiqué par Blue Boy, le 1 août 2013
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Une adaptation génialement sombre, pas faite pour les gosses
Fin du XIXème siècle, Londres. Dans le quartier miséreux de Whitechapel, le jeune Peter, en proie aux brimades des adultes, tente d’échapper à la réalité en racontant des histoires à d’autres enfants orphelins, des histoires se déroulant dans un monde imaginaire où prime l’aventure … Jusqu’au jour où, la réalité dépassant la fiction, une petite fée ailée vient l’appeler à l’aide. En effet, son île peuplée de créatures chimériques est menacée par la présence des pirates, en quête d’un supposé trésor…

Si tout le monde connaît dans les grandes lignes l’histoire de Peter Pan, cet enfant qui refusait de grandir par haine du monde des adultes en s’inventant des mondes imaginaires, la version qu’en a tirée Loisel est plutôt trash, à des années lumières de la version de Walt Disney, malgré le dessin en apparence « juvénile » et ses personnages « mignons » (ou vilains dans le cas de Crochet), plus proche sans doute de la version de Barrie.

Tout d’abord, le style graphique. Si le trait franco-belge très enlevé de Loisel est encore plus abouti que dans « la Quête de l’Oiseau du temps », c’est davantage au niveau de la mise en couleur, nettement plus agréable à l’œil, que les progrès se font sentir.

Tout au long des six tomes de cette palpitante saga, l’auteur prend d’autres libertés assez pertinentes par rapport à la version originale, faisant de Peter un gosse des rues, ce qu’il n’est pas dans le récit de J.M. Barrie. En situant le contexte dans un quartier pauvre où règne prostitution et alcoolisme, Loisel impose d’emblée une dimension sociale. Par ailleurs, il représente à plusieurs reprises un Jack l’Eventreur furtif, rasant les murs dans le quartier de Whitechapel où le célèbre tueur en série avait sévi en 1888. A la différence que ce dernier est un personnage bien réel. Enfin, je ne suis pas sûr que le personnage du jeune satyre, Pan, qui fournit l’explication au nom de « Peter Pan », existe dans le roman (que je n’ai pas lu mais je compte sur les lecteurs qui l’ont fait pour me démentir si besoin), mais je trouve que ces éléments apportent une force supplémentaire à l’histoire.

Pour le reste, les thèmes abordés sont profonds voire étonnamment sombres pour une BD sous des dehors divertissants. Surtout ne pas se fier aux apparences. Peter paraît gai et insouciant, mais avec ses zones d’ombre liées à son rapport conflictuel avec sa mère alcoolique, justifiant sa volonté pugnace d’échapper au monde des adultes. La mort y est omniprésente, notamment à travers le crocodile « au réveil-matin » (tic-tac, tic-tac…), de même que la folie, et parfois même le sang gicle…

Très clairement, il ne s’agit pas d’une BD pour enfants, mais bien d’une BD sur l’enfance. L’auteur reprend les thèmes principaux du livre original, mais en les actualisant, en renforçant l’aspect horrifique de certaines scènes et en y accentuant la cruauté de Peter. Car ce dernier, au fil du récit, apparaît de moins en moins attachant et toujours plus égocentrique, voire tyrannique. Pour lui, la seule manière de rester dans l’enfance est d’oublier toute notion de bien ou de mal (c’est sans doute aussi cela l’innocence), de s’enfermer dans un monde imaginaire jusqu’à un stade quasi autistique. Loisel rend visible cette métamorphose, car son héros, au fur et à mesure qu’il prend de l’assurance et se redresse, adopte un regard aussi béat que dépourvu d’émotion. Peter semble devenu aussi inhumain que les chimères qu’il s’invente, [SPOILER] au point de provoquer indirectement la mort de Rose (sous l’influence de Clochette, dévorée par la jalousie), sans exprimer réellement de remords [FIN DU SPOILER]. Certes, la métaphore du petit bonbon dans la boîte, conseil du Dr. Kundal au jeune « fabulateur » pour mettre son âme d’enfant à l’abri du « grand gourmand » (le temps), touchera certainement une corde sensible en chacun d’entre nous. Mais nuancée par une question qui s’impose avec force une fois refermée la dernière page : Opposés l’un à l’autre, la mémoire (propre à l’âge adulte tant abhorré par Peter) et l’oubli (propre à l’enfance) ne sont en fait que les deux faces d’une même pièce. Si la première mène à la folie quand elle est poussée à l’extrême, alors il en va de même pour le second. L’oubli, symbolisé par un Jack l’Eventreur amnésique et hagard, avachi sur son lit d’hôpital et totalement inconscient de ses actes criminels, sorte de double maudit de l’ « innocent » Peter. Le dernier tome est sans doute le plus impressionnant, avec un rebondissement terrible auquel on ne s’attend pas et ce baissé de rideau sombre, concluant magistralement l’histoire.

Ainsi, c’est après avoir terminé cette excellente série et en y repensant que j’ai réalisé que j’avais affaire ici à un chef d’œuvre d’une grande richesse. Pour moi, cela place définitivement Loisel au rang de maître du neuvième art. Et il ne suffit pas d’adapter un classique pour en faire quelque chose de génial, ça se saurait. En deux mots, l’auteur s’est ici approprié de façon ingénieuse l’œuvre originale.