La dispute des économistes
de Gilles Raveaud

critiqué par CC.RIDER, le 7 juillet 2013
( - 66 ans)


La note:  étoiles
Vulgarisation pour les Nuls
Bienheureux qui comprend quelque chose aux discours contradictoires et aux explications fumeuses des « experts » en économie qui dissertent à longueur de temps dans les stations de radio et sur les plateaux de télévision. Entre eux, jamais ils ne sont d'accord sur rien. Pour l'un, il faut impérativement diminuer les impôts alors que l'autre insiste sur « la nécessité de les augmenter ». Certains pensent que la sortie de l'euro et un retour à un protectionnisme intelligent seraient la solution à la crise où nous sommes englués alors que d'autres hurlent au fou furieux et à la catastrophe absolue. Et les exemples sont légions. Ce livre permet au béotien qu'est le lecteur d'y voir un peu plus clair dans cette science des plus inexactes. Pour l'auteur, les économistes sont à classer en quatre catégories :
1/ Les « libéraux » (souvent qualifiés par leurs adversaires « d'ultra-libéraux », tous disciples d'Adam Smith, voient plutôt l'économie comme un immense marché qu'il faut laisser le plus libre possible car il s'auto-régule toujours, mais à la condition que la concurrence soit « libre et non faussée ». Reagan et Thatcher ont plus ou moins appliqué cette théorie avec les résultats que l'on connaît.
2/ Les « keynesiens » (adeptes de Keynes), pour qui l'économie est un circuit d'échange où l'argent règne en maître et ne fonctionne vraiment bien que si l'Etat intervient, contrôle, régule, redistribue et au bout du compte réinjecte de l'argent. Ce faisant, il finit par accroitre les dettes de façon exponentielle. C'est la ligne suivie par la plupart des pays occidentaux avec les ardoises et la pauvreté que l'on laisse en héritage aux générations futures.
3/ Pour la troisième chapelle, celle des économistes marxistes, l'économie n'est qu'un lieu de rapports de force. Tout y fonctionne selon le principe de la lutte des classes, de l'exploitation de l'homme par l'homme et de l'aliénation du travailleur. Le capitalisme allant de crise en crise ne peut finir que par s'effondrer sur lui-même ou même par être détruit. L'économie socialiste ou communiste qui pourrait prendre sa place a déjà été expérimentée dans plusieurs pays du monde comme l'URSS, les pays de l'Est, la Chine, la Corée du Nord, le Viet-Nam ou Cuba, sans parler de maints pays d'Afrique ou d'Amérique du Sud. Ce fut une catastrophe.
4/ Pour la quatrième courant, celui des économistes écologistes (Polanyi, Georgescu-Roegen, Meadows et quelques autres), l'économie doit être envisagée de manière beaucoup plus globale et dans son environnement naturel et humain. Dans un monde fini, la croissance ne peut en aucun cas demeurer infinie. Il faut passer à une alternative cohérente plus respectueuse de l'être humain et de l'environnement. (Agriculture responsable, relocalisation des productions, économie solidaire, logement accessible et de basse consommation, objets durables, réseaux de soins solidaires, coopératives de production et de distribution...) Encore fort peu mise en application, cette dernière option fort sympathique reste largement utopique dans le cadre actuel, on s'en doute, bien qu'elle bénéficie de toute la faveur de l'auteur...
Court ouvrage de vulgarisation, (moins de cent pages), bien mené et très facile à lire, « La dispute des économistes » peut être placé dans la lignée de « L'économie expliquée aux Nuls » et peut se révéler fort utile pour qui veut s'initier sérieusement à ces questions délicates.
"Les guerres intellectuelles ne sont pas gagnées par les armées régulières, mais par des francs-tireurs" N.G. Davila 10 étoiles

Le postulat de départ est que sciences économiques s'écrit toujours au pluriel. En effet il n'existe pas de science économique au singulier, car cela signifierait qu'il n'existe qu'une vision unique de l'économie or ce n'est pas le cas. Les économistes ont une grille de lecture différente de l'organisation marchande qui régit ce monde suivant leurs penchants pour telle ou telle conception idéologique. Après le succès de la pensée néolibérale dans les années 1980, toute autre façon de penser l'économie était devenue quasiment tabou, le Keynésianisme ainsi que les autres approches scientifiques de l'économie furent jetés dans les oubliettes de l'histoire. Le marché tout puissant, défini par ses partisans comme étant une loi naturelle (tout comme la pluie, le vent ou le rayonnement du soleil), allait régler tous les problèmes des sociétés humaines, pour cela il suffisait de laisser faire et surtout empêcher que les états interviennent dans l'activité économique mondialisée. Le couvercle s'était refermé sur le débat d'idées. Mais depuis quelques temps les lignes bougent, force étant de constater que cela ne fonctionne pas aussi merveilleusement que cela nous avait été promis, un courant d'économistes dissidents a décidé de rompre la loi de la pensée économique unique. Une nouvelle ligne de front s'est ouverte. De nouveau la bataille des idées est engagée, elle devra durer aussi longtemps que l'hydre de la cupidité n'aura pas été mise à terre et que la porte blindée du capitalisme sauvage ne sera pas définitivement fermé sur les doigts des détrousseurs, des spéculateurs et des exploiteurs.

L'ouvrage s'articule autour de quatre personnalités qui contribuèrent à la réflexion sur l'activité économique de la société humaine : Adam Smith, John Maynard Keynes, Karl Marx et Karl Polanyi. Aucun d'entre eux n'avait de formation d'économiste, et pourtant leurs écrits restent fondamentaux dans ce domaine.

Adam Smith (1723-1790) Le libéralisme
Devenu, au fil du temps, le père spirituel des capitalistes, il semble que ceux-ci n'aient jamais lu son œuvre majeure "Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations" ou alors seulement la quatrième de couverture. "Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme", en disant cela Smith établit un fait des plus banals et en aucun cas il ne suggère que le boucher est un rapace mu par la cupidité, mais seulement qu'il y a eu échange entre deux individus. C'est cette phrase qui sera reprise et largement dévoyée de son sens original par les néolibéraux pour justifier l'idéologie prédatrice du capitalisme. Car contrairement à ce que vitupèrent à longueur de journée les fervents jouteurs capitalistes, Adam Smith n'a jamais sanctuarisé la loi du plus fort contre le plus faible et encore moins élevé l'égoïsme au rang de sacerdoce. Il est le premier à avoir énoncé que la libre concurrence pouvait être bénéfique, tout en mettant en garde contre les maîtres qui sont toujours les plus forts (ils n’avaient pas besoin de concerter pour baisser les salaires) face aux ouvriers auxquels il était interdit de s'organiser sous forme de syndicat ou de tout autre type de représentation susceptible de défendre leurs droits. Fin observateur du rapport de force entre les différentes classes sociales en ce début de révolution industrielle, il dénonce les méfaits d'un système uniquement guidé par l'appât du gain. De même il a exposé le fait qu'un employeur à la recherche de profit va embaucher des ouvriers et par conséquent améliorer leur sort alors que ce n'était pas son but initial. C'est le principe de "la main invisible". Cependant il pointe du doigt les limites d'un tel système en réclamant un salaire minimum pour une vie décente et de plus il appelait à la plus grande défiance envers les entreprises privées qui porteraient des projets de loi, puisqu'elles émaneraient d'une classe de gens "qui ont, en général, intérêt à tromper le public".

John Maynard Keynes (1883-1946) Le système de circuit
Pour les chauds lapins du capitalisme, la loi du marché est la solution à tous les maux, pourvu que l'état n'entrave pas celle-ci avec des lois coercitives visant à protéger les soutiers qui nourrissent les machines à profits. Keynes souligne que si effectivement des richesses sont créées, "cela ne signifie pas qu'il y aura suffisamment de clients disposés à les acheter. Et mêmes si toutes les richesses produites sont achetées, cela n'implique pas le plein emploi. En effet, il se peut que la production […] nécessite l'emploi que de 10 millions de personnes, quand 11 millions souhaiteraient travailler". Le système capitaliste n'est par conséquent pas apte à empêcher le chômage, bien au contraire, il le nourrit. Pour autant Keynes demeure un libéral, il croit en la capacité de la loi du marché à affecter chaque individu à la tâche pour laquelle il est le mieux qualifié et ce grâce à la division du travail. Mais il y apporte une déclinaison singulière pour un homme acquis à ce système, il pensait que l'état devait être présent et non faillible pour pouvoir réguler et relancer la machine économique lorsque celle-ci montrait des signes de défaillance, notamment en investissant fortement dans les projets publics (même si pour cela l'état doit s'endetter), provoquant ainsi un effet multiplicateur de retour sur investissement qui bénéficierait à l'ensemble de la collectivité. Il jugeait nécessaire de limiter le pouvoir de la bourse qu'il comparait à un casino.


Karl Marx (1818-1883) Le rapport de force
Déçu par l'échec de la révolution de 1848, le philosophe Karl Marx se fit économiste afin de pourfendre la théorie économique libérale, qui prétend justifier la paupérisation du prolétariat. Pour lui, l'appel à l'égalité ne suffit pas. Il faut comprendre le système capitaliste et analyser les forces capables de le renverser. Il est abasourdi par la capacité des industriels à engranger des profits, tandis que les masses laborieuses s'échinent douze heures par jour pour uniquement pouvoir espérer vivre jusqu'au lendemain. Il fait le constat suivant, les moyens de production sont la propriété absolue de quelques individus qui utilisent "la force de travail" des ouvriers. Chaque individu appartenant à la classe laborieuse doit savoir se vendre au possesseur de la force de travail, à "porter sa propre peau au marché […] où il ne peut plus s'attendre qu'à une chose : être tanné". Dans ce marché de la force du travail, les salariés sont en concurrence les uns avec les autres, ce qui conduit inéluctablement à une stagnation voire une baisse des salaires (les chômeurs formant une immense réserve de travailleurs prêt à être exploités). De fait le capitaliste achète la force de travail de l'ouvrier, tout en lui versant un salaire qu'il maintiendra volontairement inférieur à la richesse qu'il a créée : c'est l'exploitation. Exploitation qui permet l'accumulation du capital. Karl Marx est en désaccord avec Adam Smith, la richesse ne découle pas de l'échange marchand mais de la violence. Il constate que c'est le vol, le pillage, l'asservissement des vaincus et l'esclavage qui ont permis "l'accumulation des richesses primitives", notamment par la mise en place d'une politique d'échanges commerciaux inégaux entre le nord et le sud au seul profit de l'industrie capitaliste occidentale. L'exploitation intensifie la lutte entre la minorité des accapareurs et la majorité laborieuse, Marx ne doute pas que la grande masse des ouvriers finira par l'emporter. Pour lui le système capitaliste renferme les germes de sa propre autodestruction. Il dénonce la division du travail, tout comme Adam Smith l'avait fait en son temps, qui permet aux employeurs de mieux contrôler les ouvriers en ne leur confiant que des tâches limitées et répétitives, qui ne leur permettent pas de connaître le résultat final et encore moins de se penser comme un producteur à part entière. L'ouvrier est malheureux et abêti par une activité cyclique infernale et dépourvue de sens, c'est l'aliénation. Devenu un animal productif, il est détaché des autres et de la société et pour finir devient étranger à lui-même.

Karl Polanyi (1887-1964) L'humanisme et l'environnement
Né en Hongrie, Karl Polanyi s'exile en Angleterre dans les années 1930, là il est effaré par la condition misérable de la classe ouvrière. Fait sans précédent dans l'histoire humaine, il constate que "les activités économiques sont pensées sur le mode du marché et que la sphère économique absorbe l'ensemble de la société". Juste avant l'avènement de la révolution industrielle, "les échanges étaient organisés autour de la famille, la communauté, la religion, la coutume, la tradition… ". Les marchés étaient des éléments secondaires à la vie économique". Selon le dogme libéral, le marché se gouverne de lui-même, il est autorégulateur. Mais pour que tout cela soit possible, il faut que toute production soit "destinée à la vente" et surtout qu'il faut que tout soit considéré comme une "marchandise". Or pour lui c'est une hérésie de croire que le travail, la terre et la monnaie puissent être inclus dans ce processus de marchandisation, il qualifie de "plan de destruction" l'opération consistant à "séparer le travail des autres aspects de la vie". Créer un marché de la main d'œuvre, c'est "liquider le voisinage, le métier et la religion". Créer un marché de la terre ("entreprise la plus étrange de nos ancêtres") c'est comme imaginer qu'un homme naisse sans bras ni jambes ou qu'un homme vivant sans terre (au sens naturel du terme). Il faut donc protéger la société contre cette "fabrique du diable". Pour lui, la loi du marché pousse à l'égoïsme qui entraîne la dissolution de la communauté et au recul du sens moral. Au-delà de cela il rappelle qu'il existe deux autres types de relations : la réciprocité et la redistribution. La réciprocité s'exerce entre voisins, collègues ou famille, on considère l'autre comme un égal en redonnant l'équivalent de ce qui a été précédemment donné. La redistribution nécessite une autorité centrale chargé de prélever les ressources pour les redistribuer équitablement. L'échange marchand au contraire consiste à considérer les autres comme un moyen d'obtenir ce que nous voulons. Pour Polanyi, il faut donc se débarrasser du carcan du système marchand pour retrouver la liberté et le sens moral. Il appelle à la rupture radicale avec l'idéologie meurtrière de la croissance infinie censée garantir ad vitam æternam la pérennité de l'homo-économicus dans un monde fini, qui à terme s'épuisera sous les coups du boutoir d'une activité humaine uniquement fondée sur la consommation et la croissance. La prise en compte du respect de l'environnement devant être le point de départ de toute forme de réflexion sur la finalité et le sens à donner à l'activité économique de la société.


Dans cet essai très court de 79 pages, l'auteur nous invite à découvrir différentes approches de la science économique. Un ouvrage concis et accessible à tous, sans formules amphigouriques, du début jusqu'à la fin tout est exposé de manière limpide et pertinent. La révolution industrielle a balayé tous les rapports marchands qui existaient depuis plusieurs siècles, mettant en place un système devenu de plus en plus complexe au fil des décennies jusqu'à provoquer un emballement spéculatif irrationnel mettant en péril l’espèce humaine et son environnement. La science économique est un sujet que je ne maîtrise pas beaucoup (d'ailleurs même les apôtres exaltés de la spéculation et les opérateurs qui sont à leurs soldes, on bien du mal à comprendre et à maîtriser les algorithmes financiers ou trading algorithmique qu'ils utilisent pour gérer le monstre assoiffé de profit qu'ils ont créé), mais qui m'intéresse au plus haut point. L'économie détermine, qu'on le veuille ou non, la plupart des aspects relationnels des individus entre eux, et plus largement les rapports marchands internationaux des États désormais prisonniers de l'argent roi et de la mondialisation prédatrice. Il m'apparaît évident que les échanges marchands sont fondamentaux dans nos sociétés, pourvu qu'ils soient le résultat d'une volonté de tisser un lien social constructif basé sur une équité symétrique et l'acceptation de l'autre en tant qu'égal, sans jamais oublier de mesurer systématiquement l'impact de ceux-ci sur l'environnement, quitte à devoir renoncer à certains procédés ou échanges qui mettrait en péril la pérennité de la vie sous toutes ses formes.

Depuis le début de la révolution industrielle et jusqu'à aujourd'hui (même si la lutte des classes ouvrières permit de contrecarrer à maintes reprises la dictature capitaliste) c'est la loi de la jungle qui prédomine. Les règles sont relativement simples : le profit absolu, la spéculation tout azimut, le financiarisation de l'économie et surtout une prédation sans limites qui conduit à considérer toutes choses, animées et inanimées, comme une source intarissable de revenus. La pelleteuse libérale s'évertue à creuser les tombes de l'humanité toute entière tout en prêchant la bonne parole des lendemains qui chantent du haut de la montagne d'or, sur laquelle elle règne seule. L'égoïsme, l'appât du gain et la domination sont des traits de caractères inhérents à l'espèce humaine qui n'a pas su se débarrasser de ses pulsions primaires. Le problème majeur de l'économie néolibérale c'est qu'elle n'obéit qu'au credo mortifère de la croissance infinie, niant de fait que la planète est inscrite dans un cercle fini au-delà duquel l'humanité toute entière basculera dans le néant.



Entretien avec l'auteur dans l'émission de la Bas Si J'y Suis :
http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=2716

Heyrike - Eure - 56 ans - 14 juin 2014