Le capitalisme peut-il survivre ?
de Joseph Alois Schumpeter

critiqué par Gregory mion, le 9 juin 2013
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Un caméléon économique : le capitalisme.
Les thèses de Joseph Schumpeter ont un peu vieilli, mais elles restent dans l’ensemble tout à fait adéquates pour évaluer l’action contemporaine du capitalisme. Menée à la fin des années 1940, cette réflexion présumait que le capitalisme risquait de ne pas se maintenir. Comme successeur hypothétique au capitalisme, on pouvait objectivement désigner le socialisme. En outre, le facteur essentiel de la défaillance du capitalisme ne résiderait pas dans son échec économique, mais tout au contraire dans ses succès croissants qui ont tendance à désagréger les institutions qui le protègent. Pourtant, force est de constater que les trente dernières années ont permis au capitalisme de s’ajuster, et que les diverses transformations sociales qu’il a engendrées ont fait de lui une sorte de bateau de Thésée dont on a le plus grand mal à contester l’identité. Calculé en fonction des besoins de la masse, le capitalisme a perpétuellement su rajeunir son appareil de production tout en absorbant les révolutions industrielles et en proposant de nouveaux biens. C’est pourquoi Schumpeter, au temps où il réfléchissait à la nature adaptative du capitalisme, ne pouvait pas manquer d’extrapoler que ce modèle économique réussirait peut-être à éliminer la plupart des symptômes de pauvreté à venir, pour peu qu’il réussisse à renouveler ses performances de la période 1880-1930. En d’autres termes, le capitalisme est fondé sur un puissant coefficient d’acclimatation sociale, et ses performances ne vont pas sans une certaine intelligence qui consiste à comprendre les cas-limites de pauvreté, à savoir les seuils que la masse est prête à endurer avant qu’elle ne tombe éventuellement dans la révolte. On verra ainsi que les propositions du capitalisme moderne n’ont jamais été aussi efficaces, si bien que l’impression d’une révolte présomptive est tout au plus une opinion habilement entretenue tandis que l’économie du pouvoir ne cesse de se fortifier.

L’une des identités remarquables du capitalisme repose sur la tension entre un état de concurrence parfaite et des situations de monopoles. En réalité, le contexte d’une concurrence parfaite est plus ou moins inexistant (pp. 42-43), plutôt dominé par des cas de concurrence monopolistique où la publicité, la qualité objective des produits et la stratégie des prix, entre autres critères, sont des références nécessaires pour réussir à s’imposer dans le circuit économique. Un monopole ne parviendra à perdurer que s’il accepte les coûts annexes de sa subsistance, souvent exorbitants, comme par exemple les campagnes publicitaires ou les enquêtes de stratégie. Ces coûts sont à peu près équilibrés entre les différents concurrents, mais ils font état d’un statu quo qui se réalise au détriment du plein emploi. Étant donné qu’une entreprise est supposément capable de se maintenir en augmentant ses dépenses tactiques sans modifier ses effectifs, et de surcroît en ne proposant aucune flexibilité encourageante des salaires, elle n’a aucune raison valable de changer d’attitude. Dans des cas extrêmes de monopole, l’entreprise peut même s’autoriser à manipuler les prix sans intervenir sur la nature des produits qu’elle fabrique – ici ce ne sont plus des monopoles, mais bel et bien des oligopoles.
De ce point de vue, le capitalisme est favorable à l’innovation, tant et si bien qu’on parle quelquefois d’une « initiative capitaliste » pour traduire une réorganisation de l’industrie. À vrai dire, le capitalisme est tout entier tributaire d’un contexte évolutif. Son intérêt n’est pas dans la stagnation, d’où son incroyable capacité à créer de nouveaux objets de consommation, en parallèle d’une réflexion sur les méthodes de production et l’apparition des nouveaux marchés. On aboutit de la sorte à un remplacement systématique des objets passés de mode, ou des objets à tout le moins désignés comme étant devenus obsolètes. Par conséquent, des éléments neufs ne cessent de se substituer aux éléments vieillis à travers un véritable ouragan de permutations, ce que Schumpeter appelle la « destruction créatrice » (pp. 47-56). L’un des avantages de la destruction créatrice, économiquement parlant, c’est que l’on peut tout à fait s’imposer sur un marché sans avoir nécessairement atteint son plus haut niveau de production. Ce qui importe dans un pareil état de fait, ce n’est plus l’analyse de la concurrence en tant que telle, mais la façon dont un produit va apparaître dans la vie quotidienne, en l’occurrence la manière dont les gens vont commencer à percevoir ses modalités. Pour être efficace, un produit doit donner le sentiment d’être statutaire ; il doit s’inscrire dans l’intuition d’une tendance, il doit justifier par sa présence qu’il a toujours été le vecteur d’une attente, même quand il n’était que vaguement annoncé. Tant et si bien que si l’on interprète les choses a minima, il est facile de noter que ces nouveaux produits sont des modalités ontologiques avant d’être de simples entités, en cela qu’ils interfèrent davantage sur l’identité de ceux qui les consomment que sur les descriptions que l’on peut en faire – conséquence : le produit a tellement convaincu de son utilité qu’on ne cherche même plus à l’évaluer. Il suffit de prendre le métro et d’observer les gens « connectés » à leurs machines pour s’apercevoir que si on leur donnait le même produit sous des formes totalement saugrenues, ils seraient sûrement prêts à se le procurer. Au reste, ces technologies sont la plupart du temps infantilisantes, et l’on peut se demander jusqu’où ira la servitude volontaire quand on est prêt à débourser des sommes conséquentes pour vérifier le déferlement de statuts insignifiants sur les réseaux sociaux, la publication des photos de famille d’un collègue, ou les hommages que l’on rend spontanément par la magie d’un « clic » afin de se dédouaner de tout investissement réel, sans parler des pétitions de principe ou des jalousies contenues. En définitive, on assiste à une crise émotionnelle d’envergure où les sentiments moraux ont été condensés et schématisés à l’extrême, ce qui profite directement à la condition capitaliste qui bénéficie d’une vitrine inespérée pour asseoir la légitimité de ses produits et induire les prochaines tendances.
Les stratégies d’exploitation n’ont alors plus aucun scrupule à être agressives. Mais l’agressivité qui concerne les producteurs devient problématique sitôt qu’elle accouche d’un cynisme qui influe sur les consommateurs de la masse. Beaucoup d’individus s’écroulent au milieu de ce débordement d’innovations, et on peut déplorer que les réseaux sociaux sous-entendent qu’il faille être professionnellement éligible sur un profil virtuel si l’on veut avoir des chances de décrocher un emploi ou une promotion, voire une relation sentimentale – ceci ne fait qu’accroître les relations hypocrites et la violence symbolique, n’importe qui étant prêt à éliminer celui ou celle qui pourra entraver sa marche, d’autant que cela peut se résoudre désormais par un « clic » très économe en action. Autrement dit, la capacité d’adaptation du capitalisme est d’abord amplement régularisée, constamment reformulée sur les normes implicites qu’on lui fournit, aussi n’y a-t-il pas de stratégie plus certaine que celle qui table sur la meilleure des matières premières : le capital humain. Quand plusieurs crises bouleversent les fondements d’une économie, il est indispensable de miser sur l’évidence d’une rigidité anthropologique, et cette rigidité peut être plus ou moins provoquée. À cette rigidité suggérée, il est donc plus facile de joindre d’autres types de rigidité, comme ce qu’on appelle la rigidité des prix, c’est-à-dire qu’il est presque sans danger de ne pas baisser les prix quand bien même la période serait financièrement éprouvante pour tout le monde. Cela s’explique cependant : puisque la majorité des individus a accepté de se reconnaître et de se rigidifier dans des dispositifs qui sont devenus constitutifs de l’identité, il est plus aisé de contrôler les affects et de prévoir les seuils de tolérance. Après tout, puisque les gens pratiquent une déploration sur les réseaux, qu’ils se réunissent parfois dans la rue et qu’ils se retrouvent encore sur les réseaux pour commenter et partager des photos, ils ne font rien de strictement anticapitaliste. Au contraire, ils nourrissent l’identité de l’homo œconomicus moderne, accréditant non seulement les valeurs existantes du capital, mais permettant également à la machine économique de se réorganiser sans trop se confronter à l’inconnu. La constitutionnalisation des nouveaux biens de consommation étouffe les conditions de possibilité d’un peuple moins uniforme. Il est ainsi parfaitement normal que la redondance du capitalisme soit assez satisfaisante puisqu’elle parvient à combiner efficacement les termes de l’initiative et du progrès (p. 103).

On obtient par conséquent un horizon socio-psychologique du capitalisme plus ou moins précis, reposant sur l’augmentation de la rationalité économique et la logique d’entreprise (p. 130), jusque dans la gestion de soi virtuelle serait-on tenté d’ajouter. Il est particulièrement intéressant de noter que Schumpeter déduit du capitalisme un nouveau genre de groupe humain, à savoir l’apparition des antihéros (p. 138). Par cette appellation d’antihéros, il entend que plus rien n’est fondamentalement chevaleresque, que plus rien ne respire le panache, que tout se résout dans un mécanisme d’arbitrage rationaliste où les promotions et les déclassements se disent et de dédisent sans parole. Ceci n’est pas sans mettre en lumière une autre des identités remarquables du capitalisme. En effet, on observe que cette négation de l’héroïsme se traduit dans la géopolitique, puisque, d’une manière générale, plus un pays est assis sur des valeurs capitalistes et des richesses importantes, plus il est enclin à promouvoir des discours pacifistes (p. 140). Ce n’est pas que l’esprit belliqueux est une bonne chose, ni que d’autres pays le seraient davantage que les pays développés, c’est que le capitalisme se permet d’être pacifiste tout en étant intrinsèquement violent du point de vue symbolique. Et d’autre part, quand il faut vraiment partir en guerre pour sauvegarder certaines valeurs cardinales, le capitalisme le fait avec une verve déconcertante, non dépourvue de lâcheté et de récupérations rhétoriques tout à fait outrecuidantes.
La figure de l’antihéros est aussi présente à une moindre échelle. Pour asseoir son modèle, le capitalisme s’efforce de diminuer la quantité des choix disponibles quant à la poursuite de ce que les sages appelleraient la vie bonne. S’il apparaît que la réussite dépend de choix idéalement définis et de surcroît en petit nombre, alors il est inutile de se pencher sur des solutions alternatives, de se risquer à des aventures, ou ne serait-ce que d’agir en faible discordance avec les stratagèmes de la masse (ceci, bien entendu, à condition d’avoir un minimum de moyens pour s’ouvrir à des choix différents). Dans cette perspective, il s’avère que la figure de l’entrepreneur est globalement synthétisée par une succession d’actes prosaïques qui n’ont plus rien de typiquement audacieux. Schumpeter établit ainsi le diagnostic d’une disparition progressive des entrepreneurs hardis, aspirés par la classe bourgeoise (p. 146). Néanmoins, à notre époque, on a vu que le capitalisme n’a pas manqué de ressources pour réinventer la personnalité de l’entrepreneur. Steve Jobs est un cas paradigmatique d’entrepreneur moderne. Son héroïsme était tel que sa mort s’est quasiment confondue avec une résurrection simultanée. Dans une autre mesure, on peut penser au PDG de Virgin, Richard Branson, représentatif d’un alliage d’extravagance et d’heureuse aventure de l’entreprise, en l’occurrence un modèle exemplaire pour l’actuelle énergie du capitalisme.
Toutes ces personnalités fortes contribuent à dissimuler ou atténuer la bureaucratisation féroce qui préside au fonctionnement du capitalisme, car les coulisses d’une telle marche en avant ne se font pas sans quelques moyens de pression hyper rationalisés. Le problème, c’est que les conséquences de cette pression sont de moins en moins maîtrisées. La bureaucratisation en tant que telle est excessivement démunie en face des malaises sociaux qui se développent à l’échelle internationale. La bourgeoisie est en ce sens mal équipée pour affronter ces problèmes (p. 157), en quoi Schumpeter avance que le capitalisme a possiblement atteint le dernier stade du régime féodal (p. 159). Autrement dit, le capitalisme est apparemment affaibli par la physiologie même de ses institutions, et il est de plus en plus dispendieux de chercher à le sauver. De plus, comme le capitalisme continue de simplifier les choix d’existence, il diminue ses chances de recruter en périphérie, si bien qu’il ne lui reste plus qu’à complexifier sa jungle législative afin de diminuer les effets réducteurs du « à prendre ou à laisser » (p. 163-164). Pour le dire plus clairement, le capitalisme tente de valoriser des choix simplistes en créant des raisons de choisir apparemment attractives mais difficiles à démêler.
Il suit de là une sorte de phénomène de désengagement qui débouche sur une transformation des intérêts ou des appétits. En effet, à quoi bon vouloir sauver une usine qui ne tient plus que dans un réseau informatisé de chiffres et de projections ? Schumpeter parle d’un anéantissement de « la substance matérielle de propriété ». On aurait ainsi perdu la passion d’entreprendre au fur et à mesure de l’abstraction des pratiques économiques, mais cela n’empêche pas que la bourgeoisie a dû trouver des façons de rester statutaire, ceci en dépit du « facteur couardise » (p. 202) qui a lentement miné la création d’entreprise et la volonté de réinvestir. Au fond, le pire, c’est peut-être que l’entreprise est devenue un risque financier, y compris pour les classes bourgeoises. Quelque part, ce n’est que la marque d’un tournant des idéaux bourgeois (pp. 191-199) où l’entreprise ne semble plus valoir deux heures de peine. Il faut alors essayer de se demander vers quelles destinations la bourgeoisie s’est dirigée, emportant dans son giron la masse dont l’objectif n’est plus de remettre en question les différents pouvoirs, mais bien de s’y inviter par n’importe quelle échappatoire ou intrigue.
Tout à fait formellement, car nous n’avons là-dessus aucune preuve tangible, la télévision paraît avoir reformulé les idéaux du pouvoir capitaliste, devenant quelque chose comme un outil extra-capitaliste. La télévision occasionnerait un « rattachement émotionnel à l’ordre social » (nous utilisons une formule de Schumpeter que nous réinscrivons dans le contexte moderne), ce qui ne serait pas possible si elle n’avait pas redonné à la classe bourgeoise une position statutaire. Pour s’en convaincre, nous renvoyons au récent essai d’Ollivier Pourriol (cf. On/Off), qui restitue son expérience éloquente à Canal Plus où on devait lui expliquer, entre autres épouvantables sophismes, ce que c’est qu’être « statutaire ». Sans un statut massivement légitimé, le capitalisme et ses instances sont incapables de survivre (p. 169), raison pour laquelle la télévision réinvente quotidiennement les tendances et les goûts, insinuant une poche non négligeable de l’éducation des masses. Le résultat, en dehors évidemment d’une confusion dans la perception de l’information, c’est que l’on infère que le temps court prévaut sur le temps long, ce qui non seulement permet au capitalisme d’accentuer ses initiatives à court terme et de légaliser ses échecs à répétition, mais autorise également à penser que la célébrité vaut mieux qu’une lente construction de soi, surtout si la notoriété est montée en épingle et prétendument accessible au tout-venant de la masse. Mais la carotte est sournoise, inutile de montrer comment les notoriétés mal acquises se préservent, on ne fait ici qu’insinuer les compromissions terribles auxquelles il faut se soumettre, par ailleurs répétées à de nombreux d’étages de la société depuis qu’on l’on peut tirer des conclusions fiables grâce aux contenus des réseaux sociaux. De toute façon, à partir du moment où l’on a adhéré un tant soit peu aux règles implicites de ce jeu, il est bien difficile de se justifier, et même Ollivier Pourriol est obligé d’admettre le caractère fiduciaire de son ancienne motivation télévisuelle s’il veut être entendu à sa juste mesure.
Le cœur du capitalisme, peut-être, c’est qu’il possède cette intelligence de créer un petit nombre de places fortes en laissant croire qu’elles sont relativement nombreuses. Et si même on n’atteint pas les degrés de notoriété exposés par la télévision ou le succès en affaires, lequel demeure encore l’indice d’une authentique réussite capitaliste, on peut toujours se rabattre sur les réseaux sociaux, à faire « comme si », c’est-à-dire comme si l’on était statutaire et que l’on avait le pouvoir de recruter ou de débaucher nos relations à volonté. Les valeurs capitalistes ont ainsi une grande faculté de circulation parmi l’ensemble des couches sociales, elles sont très fluides. Elles favorisent encore le « facteur couardise » dans le but de rassembler un maximum d’individus dociles. Le plus banal des êtres est susceptible de s’imposer grâce à l’application des valeurs capitalistes et c’est probablement là que réside l’espérance de vie d’un tel modèle. Puisque tout le monde est apte à réussir, puisque les données sont partout disponibles et puisque les diplômes sont censément plus accessibles qu’autrefois, on ne saurait se plaindre du « chômage sectionnel » de la masse (p. 183-184), sans compter que la télévision et les politiques rassurent, faisant désormais usage d’un pouvoir de verbaliser les événements en continu, ne reculant devant aucun « storytelling » ou fiction utile.
À la fin de son livre, Schumpeter penche du côté d’un « avènement présomptif » du socialisme (p.204), faisant écho aux premiers moments de sa réflexion. Toutefois, forts du recul que cet économiste prophétique n’a pu avoir, nous pouvons poser cette hypothèse que le capitalisme, au lieu de s’essouffler, s’est adroitement maintenu en parvenant à se déguiser en socialisme.