Le Tremblement : Haïti 12 janvier 2010
de Lionel-Édouard Martin

critiqué par Gregory mion, le 26 mai 2013
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Contre les ruines.
En quelques livres, Lionel-Édouard Martin s’est imposé comme un de nos écrivains les plus inventifs, en maître et contremaître du langage, mais là, au cœur des convulsions du monde, « il n’y a rien à saisir – juste un saisissement, le cerveau fonctionne, celui de derrière, le vieux, celui des bêtes » (p. 16). Le 12 janvier 2010, en fin d’après-midi, LEM était à l’hôtel Karibé de Port-au-Prince, il était décontracté, coutumier des séjours universitaires en République d’Haïti. Il n’a pas vu venir les contractions de la terre, et ce fut un accouchement qui mit un terme à des dizaines de milliers de vies humaines. D’urgence, l’auteur entreprend le récit de quatre journées, celles qui vont du 12 au 15 janvier, depuis la secousse initiale jusqu’au moment de l’échappée dernière, quand l’avion s’éloigne « dans la nuit caraïbe », déguerpissant de la Guadeloupe après une nuit intermédiaire, à destination de la Martinique cette fois (p. 130). C’est donc une seconde échappée, puisque la veille, déjà, LEM avait quitté Port-au-Prince à bord d’un Airbus affrété à qui mieux-mieux. Mais la double échappée n’est tout de même pas assez darwinienne pour évoluer et se bricoler un préfixe : on ne réchappe pas d’une pareille catastrophe, on ne revient pas à la normale malgré le temps qui passe, il n’y a pas d’exemption qui tienne, pas de formule du deuil. De plus, la seule norme qui paraît dominer à la suite de tout cela, c’est la norme administrative, le fait de coucher sur le papier son nom, son prénom, son adresse et son numéro de téléphone, car entre l’avion qui s’en va d’Haïti et celui qui « se cabre » en direction de la Martinique, il n’y a que les formalités administratives qui ont déterminé une structure ordinaire et normative, comme une croissance de paperasse qui voudrait faire contrepoids au défilé nécrologique. À l’aéroport de Fort-de-France, du reste, il y a aussi le regard objectif d’un agent d’enregistrement, une de ces œillades qui vous fixe sans arrière-pensée, sans l’outrecuidance de songer, peut-être, que vous étiez la veille encore en plein milieu d’une terrible déchirure de la planète (p. 127). Il faut dire qu’à peine quelques minutes plus tôt, LEM et d’autres voyageurs étaient escortés à l’aéroport, assistés des services spéciaux, rien moins que des ouvreurs de route, qui faisaient de ces voyageurs des « monstres qu’on montre » (p. 125). Décidément, il est de ces montées en grade qui consternent.

Ce récit est en outre la tentative de résister à la disparition de ceux qu’on a connus, des proches et des collègues que LEM a côtoyés durant les réflexions menées à l’Université, au département de linguistique appliquée, entre autres succursales où exercèrent des gens qui entretenaient avec la langue française une remarquable intimité. Ce récit est également la pierre d’un édifice collectif qui résiste à quelque chose de beaucoup plus dérangeant, parce que ce quelque chose est justement orchestré par le cynisme de certains hommes : c’est le témoignage négligeable d’un journalisme enkysté, préoccupé par les gros plans de la douleur, concentré sur ce qui fera sensation. Contre cela, la prononciation d’une parole digne est nécessaire, et LEM repousse les assauts déplacés de la horde renifleuse, en accord avec une idée rafistolée du devoir de mémoire, telle qu’elle s’exprime en des passages formidables lorsque Dany Laferrière redoute l’instrumentalisation du séisme, d’où son choix de rapidement rejoindre le Québec, afin d’apporter une illustration mesurée de la situation. Ainsi le texte ne nous décrit pas les détails de la mort ; on sait qu’elle est là, qu’elle rôde ; ce serait faire redondance que de céder à ses facilités, de se comporter comme cet avocat photographe qui est fier d’exhiber ce qu’il a emmagasiné de clichés spectaculaires (p. 86). Il arrive un moment où l’on peut être « soûl de mort, à en être écœuré » (p. 86), pas la peine d’en rajouter, pas la peine de convoquer les caveaux du langage pour exploiter l’affaire. L’écrivain se contentera de solliciter les âmes plutôt que les carcasses.

D’ailleurs, à presque évoquer une éventuelle morale de l’écriture, on ne manquera pas de noter que si LEM a dialogué avec Dany Laferrière (mais également Rodney Saint-Éloi et Michel Le Bris, pour ne citer qu’eux), c’est parce que devait se tenir à Port-au-Prince le festival « Étonnants voyageurs ». Ce fut ainsi une constellation de bavardages, d’effarements et de promesses à tenir, à commencer par la promesse de redresser les torts du mauvais journalisme. Serrements de coude, donc, puis les nouvelles tragiques (pp. 72-73), inévitables, empilées sur d’autres échos inquiétants, quand on apprend le décès de plusieurs figures amicales. Des étincelles itou, puisque Frankétienne, le poète, a vraisemblablement survécu aux ruines (p. 64). Des étincelles de nouveau, lorsque le chant se fraie quand même un passage au fond des gorges, cet instant où le gospel monte, porteur du « créole, celui d’ici, plein de syncopes, d’abréviations, qui, chassant la voyelle inutile, densifie la parole à l’extrême. » (p. 37). Ce chant provient d’un peuple fort. Bien qu’on sache que les flèches des églises se sont effondrées, que les nefs, les transepts et les chœurs se sont confondus, cela n’a pas d’incidence sur l’espoir, car la petite euphorie d’une chanson écrase l’aberration d’un cataclysme. Le récit de LEM n’est pas très long, mais il l’emporte sur le fatras d’articles qui ont fait d’Haïti une pitance inappropriée.