La misère du monde
de Collectif

critiqué par Elya, le 13 mai 2013
(Savoie - 34 ans)


La note:  étoiles
"les lieux dits « difficiles » ( comme aujourd’hui la « cité » ou l’école) sont d’abord difficiles à décrire et à penser"
Ce livre est paru aux Editions du Seuil en 1993. Signé par Pierre Bourdieu, il réunit en fait le travail de nombreux confrères, sociologues ou travailleurs sociaux, qui ont mené des enquêtes auprès de différents agents sociaux dans les années 80-90.

Ce recueil donne la parole à ceux qui la possèdent peu, à ceux qui l’ont au travers d’émissions radios ou télévisuelles stéréotypées, desquelles on sélectionne les passages les plus croustillants, les plus représentatifs des clichés que l’on souhaite, volontairement ou non, entretenir. Aucun reportage n’échappe à ce tri d’information délétère pour notre société par de nombreux aspects, qui seront ici évoqués.
Tour à tour, enseignants de ZEP, partisans du FN, lycéens, chômeurs, RMIstes, SDF, commerçants, ouvriers spécialisés, agriculteurs, femmes au foyer, délinquants… ; hommes, femmes, jeunes de tout milieu, profession, orientation politique ou religieuse, s’expriment au sujet de leur condition de vie, de leurs difficultés rencontrées au quotidien, de leurs espoirs. L’interrogateur cherche à s’immiscer le moins possible dans son dialogue avec l’interrogé.
Chaque témoignage de quelques pages, où les échanges sont retranscrits quasiment mot pour mot, est précédé d’une analyse par l’enquêteur. Ce n’est pourtant pas les passages qui à mes yeux ont le plus de valeur ; certains tendent même vers des considérations psychanalytiques qui m’ont tiré quelques grimaces.

Tout l’intérêt de cet ouvrage, selon moi, réside dans la diversité des témoignages recueillis, où tantôt l’on est impressionné par la lucidité des locuteurs, leur persévérance, leur orgueil, et d’autres fois où l’on est scandalisé par les conditions sordides et inégales d’existence de nos concitoyens.

Ces nombreuses enquêtes qui s’étalent sur plus de 1400 pages, et surtout ceux qui les ont mené, avec Pierre Bourdieu en tête, dressent un constat de la société française de la décennie 90. Cette dernière est inégalitaire et exclusive dans de nombreux secteurs : l’éducation (scolaire ou non, des enfants comme des adultes), le logement, l’emploi, les aides sociales… Ces lieux sont ceux de la « misère du monde » ; misère qui ne touche pas que les plus démunis financièrement, comme on se les représente parfois ; misère aux caractères inhumains dont il est difficile de trouver une origine unique. Les politiques ont leur part de responsabilité, et les sociologues les montre souvent du doigt, mais on se doute que la réalité est plus complexe.

En fait, on se rend compte à la lecture de La misère du monde que ce qui importe ici, ce n’est pas tellement de faire le constat des inégalités de notre société, mais plutôt de montrer en quoi il est difficile de dresser ce constat. Contrairement à ce que l’on croit, il est difficile de mettre en évidence d’une manière relativement objective l’évolution de notre société. Ou plutôt, il est très facile de jouer avec les chiffres et les graphiques pour leur faire dire ce que l’on souhaite. Il est encore plus aisé de mener des sondages d’opinion, véritables « instruments de démagogie rationnelle ». Les romanciers ne se gênent pas non plus pour réaliser des « démystifications mystificatrices », à la manière de David Lodge, « qui présente tous les lieux communs de la représentation complaisante, faussement lucide et vraiment narcissique, que les universitaires aiment à (se) donner d’eux-mêmes, et de leur univers, et qui a connu très logiquement un immense succès dans les milieux universitaires, et, plus largement, dans tous les milieux frottés d’études universitaires. ». Pierre Bourdieu exprime évidemment bien mieux que moi l’une des finalités de cet ouvrage, ainsi que le rôle que les romanciers peuvent jouer :
« on espère ainsi produire deux effets : faire apparaître que les lieux dits « difficiles » ( comme aujourd’hui la « cité » ou l’école) sont d’abord difficiles à décrire et à penser et qu’il faut substituer aux images simplistes et unilatérales (celles que véhicule la presse notamment), une représentation complexe et multiple, fondée sur l’expression des mêmes réalités, dans des discours différents, parfois inconciliables ; et, à la manière de romanciers tels que Faulkner, Joyce ou Virginia Woolf, abandonner le point de vue unique, central, dominant, bref quasi divin, auquel se situe volontiers l’observateur, et aussi son lecteur (aussi longtemps au moins qu’il ne se sent pas concerné), au profit de la pluralité des points de vue coexistants et parfois directement concurrents. ».

Voilà maintenant 20 ans que ce livre est paru, et, comme le dirait tout chroniqueur ou journaliste alimentant lui-même tous les clichés de sa profession, « il n’a pas pris une ride ». J’ai relevé de nombreux passages – qui tiennent d’ailleurs plus du chapitre que du paragraphe- qui permettent d’entamer une vraie réflexion, dépassant le cadre cossu des débats habituels, sur des sujets très divers : banlieues, cités, sectorisation scolaires, « ghettos », nivellement par le bas, bureaucratie…

Contrairement à ce que ses 1400 pages pourraient laisser penser, ce livre est très accessible et vaut amplement le temps qu’on lui consacrera. Je suppose qu’il existe de nombreuses façons de le lire, et tout autant de façon d’en tirer quelque chose. Il s’agit pour ma part d’une des lectures qui m’a plus poussée à la réflexion et à l’autocritique des mes réactions concernant de nombreux sujets.