Les Campagnes hallucinées
de Émile Verhaeren

critiqué par Pucksimberg, le 1 mai 2013
(Toulon - 44 ans)


La note:  étoiles
Le monde de la campagne absorbé par les villes tentaculaires
« Les Campagnes hallucinées » est un recueil de poèmes qui capte le passage d’un monde à l’autre, les hommes quittent les campagnes pour les villes, le caractère religieux du monde rural semble disparaître au profit d’une nouvelle religion : l’argent. L’exode rural semble le fil conducteur de ces poèmes qui soulignent le mal de l’homme moderne. La souffrance, la maladie et la mort sont les thèmes récurrents de ces textes.

A ces poèmes témoins d’un changement radical, s'ajoutent des poèmes nommés « Chanson de fou » qui semblent complètement déraisonnables. On y frôle des univers cauchemardesques, hallucinatoires et profondément pessimistes. Dans ces poèmes, tout est très symbolique. On a volé les yeux du fou, le poète devient un épouvantail qui n’a plus aucune emprise sur le réel. Ce fou est en réalité bien différent des hommes, mais n’est pas si insensé. Il assène des vérités que l’on ne veut pas entendre, vérités qui demandent tout de même d’être déduites de certains symboles. Quand il évoque notre impuissance face à la perte d’êtres chers, nous sommes malheureusement et fatalement face à une réalité.

L’écriture, moderne et musicale, reste admirable. Verhaeren fait des descriptions naturalistes, tout en y mêlant un caractère fantastique, comme dans ce poème où la mort devient une créature infernale et effrayante accompagnée de son cheval d’os. Son cœur est grignoté par des vers blancs. Au lieu de boire du vin rouge, elle boit le sang des villageois … On reconnaît bien ici l’esprit fin de siècle.

Emile Verhaeren a un regard plutôt pessimiste et regrette ce monde qui change et condamne les campagnes. L’image finale de la bêche abandonnée souligne la mort du monde rural, cette bêche qui symbolisait auparavant la fertilité. Dans « Les Villes tentaculaires », Verhaeren fait le même constat mais défend le progrès et la science. Le bilan est moins sévère.

« Le Fléau » :

« Fais une croix aux quatre fronts des horizons.
Car c’est la fin des champs et c'est la fin des soirs ;
le deuil au fond des cieux tourne, comme des meules,
ses soleils noirs ;
et des larves éclosent seules
aux flancs pourris des femmes qui sont mortes.
à l'orient du pré, dans le sol rêche,
sur le cadavre épars des vieux labours,
domine là, et pour toujours,
plaque de fer clair, latte de bois froid,
la bêche.»
Le morne absorbé par l'industrieux 8 étoiles

La campagne, rêvée dans l'absolu, est devenue un lieu mort, morne, où la mort semble rôder de toutes parts. Ce constat est justifié par l'exode rural, l'absorption de sa population, jusque là destinée aux travaux agricoles, par la ville tentaculaire, afin d'y pourvoir les besoins de l'industrie. Le résultat en est que plus rien ne fait fantasmer ni ne repose la vue ou l'esprit. Cette critique acerbe ne manque pas d'ironie, également sur le côté passéiste de la ruralité.
Seul le poète, en effet, reste à même d'offrir ce brin de fraicheur, désormais considéré comme folie, en ce qu'il est considéré comme inutile.

Ce recueil de poèmes, très bien écrit et au style très moderne, s'avère très sombre, sarcastique et néanmoins lucide.

Veneziano - Paris - 46 ans - 15 août 2017