Vies voisines
de Muḥammad Barrādaẗ

critiqué par TRIEB, le 25 avril 2013
(BOULOGNE-BILLANCOURT - 73 ans)


La note:  étoiles
UNE INTERROGATION MAROCAINE
Peut-on associer des modalités de narration issues de traditions littéraires différentes ? C’est à cet exercice que s’emploie Mohamed Berrada dans son roman Vies voisines.

Ce roman s’articule autour de la vie de trois personnages : une femme en recherche d’émancipation, Naïma Aït Lahna, hôtesse de l’air, banquière, et trafiquante de drogue au final, un jeune homme en mal d’évasion et de dépaysements, le fils de H’Nia, et Abdel Moujoud –al-Wariti, vieux politicien roué. Tous ces personnages ont pour point commun d’avoir participé, chacun selon son parcours, à l’histoire du Maroc contemporain, d’en être un échantillon parfois très représentatif. La vie de chaque personnage y est décrite. Mohamed Berrada y ajoute le récit de ce qu’il appelle le narrateur-narrataire, sorte de dépositaire de l’authenticité de chaque récit. L’auteur du roman y superpose la voix d’un conteur, le râwî, figure centrale de la littérature populaire arabe.

Ce qui frappe dès les premières pages de l’ouvrage, c’est l’omniprésence de l’histoire du Maroc depuis l’Indépendance. Ainsi, Naïma évoque t-elle les idéaux - ou la « naïveté ?- d’une certaine jeunesse marocaine : « Notre jeune âge conjugué aux échos de la révolte mondiale nourrissait notre volonté de détruire l 'ancien pouvoir qui s’était ravivé après l’Indépendance. Nous avions l’ambition d’imposer les valeurs du changement pour affranchir les gens de l’esclavagisme. »
Abdel Moujoud al-Wariti confesse, lui aussi, quelques espérances démesurées et semble réévaluer le rôle qu’il a joué comme homme public lors d’une interview accordée à une chaîne de télévision marocaine : « Wariti répondit avec une certaine animosité : il n’avait cessé de conseiller les gens du pouvoir et de les mettre en garde, mais il n’était pas directement responsable des violences faites. Puis il ajouta : par ailleurs, je connais mes limites, et on ne plaisante pas avec le pouvoir. »
Pour le jeune homme, fils de H’Nia, il tentera une libération sexuelle dans les bars de Casablanca, puis une vie nouvelle en Allemagne avec un homosexuel rencontré dans une boîte de nuit au Maroc. Les destins de ces trois personnages se croisent, interfèrent. Ils se rencontrent, se séduisent, souvent, et se dupent. Leurs tentatives d’entrer dans la modernité, par le culte du corps, de l’argent, par la défense d’idées ressenties comme novatrices et progressistes sont un reflet assez fidèle de la situation du Maroc contemporain, pays en proie, tous comme ses romanciers, à un questionnement passionnant sur l’orientation à donner à sa société. Mohamed Berrada prend ainsi en tant que romancier toute sa place dans cette interrogation du Maroc sur lui-même.