La promenade
de Robert Walser

critiqué par Jlc, le 20 mars 2013
( - 81 ans)


La note:  étoiles
La flânerie d’un autre promeneur solitaire
Robert Walser a toujours été un excellent marcheur, même dans les 25 dernières années de sa vie qu’il passa dans un hôpital psychiatrique pour schizophrénie. « La promenade », publiée en 1917, est racontée par un écrivain qui pourrait bien être l’auteur. Ce récit qui va bien au delà de triviales anecdotes de la vie quotidienne est d’abord la recherche « d’un indicible sentiment universel ».

Ayant soudain envie de faire une promenade, le narrateur met son chapeau, quitte son cabinet de travail ou « de fantasmagorie », croise dans l’escalier une femme « à la majesté pâle et fanée », gagne la rue où souffrance et tristesse « avaient comme disparu encore que je ressentisse une certaine gravité ». Ces premières lignes contiennent ce qui va faire l’essentiel du livre : spontanéité, humeur aventureuse qui n’est pas contradictoire avec une réelle dignité, rencontres qui ne brouillent pas un bonheur de solitude. D’un matin ensoleillé à un soir tombant, nous suivons les péripéties de ce promeneur solitaire dont les digressions soudaines ou annoncées ont le charme des oxymores. Walser a été qualifié de marginal conformiste, prompt à s’offusquer des manquements au savoir vivre et en même temps capable de colères dont il sort souvent penaud ou piteux. Il se veut exact et exhaustif mais aussi bref que concis ! A peine dans la rue rencontre-t-il un professeur solennel à la bouche « juridiquement pincée » et dont il admire le savoir pour tout aussitôt, témoin d’une scène de rue, souhaiter qu’on laisse aux enfants une liberté sans entraves « car l’âge viendra bien assez tôt, hélas, les effrayer et les brider ». Il nous surprend quand il reluque « la brièveté stupéfiante des jupes des dames » ce qui lui vaut une intervention du lecteur qui « prie Monsieur l’Auteur d’avoir l’obligeance de s’abstenir quelque peu de galéjades et autres superfluités ». Il nous surprend encore quand il quitte précipitamment une librairie, se faisant traiter d’ignorant et d’inculte pour, tout aussitôt, discuter finances avec un banquier trop heureux de l’informer d’un don de dames bienfaitrices voulant venir en aide à un pauvre écrivain boudé par le succès. Tout le récit va ainsi aller de considérations morales en réflexions critiques sur son époque, de l’utilitaire à l’exaltation. Sa rencontre avec l’inspecteur des impôts qui s’étonne de le voir toujours se promener offre au narrateur, et ici à Walser lui-même, une défense et illustration de la promenade pour un écrivain. Elle donne vivacité et maintien des liens avec le monde, idées utilisables, réconfort, regard limpide pour qui sait lever les yeux et tout cela sans la moindre sentimentalité égoïste. Ce promeneur solitaire qui ne fuit pas les rencontres est à la fois retranché du monde tout en lui appartenant. Ces pages sont écrites avec une grande sincérité, loin de toute la componction que l’on trouve par ailleurs et qui sont un des plaisirs de lecture de ce livre. Ce conservateur ne s’interdit pas de bousculer la langue par des mots inventés ou des métaphores aussi audacieuses que malicieuses.

La trame du récit est mince en dépit des événements qui agrémentent ou perturbent la promenade mais elle est admirablement soutenue par une écriture qui sait être pompeuse, voire obséquieuse quand le narrateur est en requête, fluide et charmante quand il évoque la nature, pleine d’humour quand il raconte ses démêlés avec une dame trop empressée ou un tailleur coriace. C’est le style qui donne tout son intérêt à ce beau texte qui devrait être lu à haute voix tant la phrase est rythmée, colorée quand il rend grâce à la nature, bouffonne –car Walser sait faire rire-, sincère quand il se « décadenasse » pour dire un amour ancien, des chagrins oubliés, des égarements cachés.

« Ai-je cueilli des fleurs pour les déposer sur mon malheur ? » Il se faisait soir, la solitude n’était plus ce bonheur du matin. Il rentra chez lui.