Les jardins statuaires
de Jacques Abeille, François Schuiten (Dessin)

critiqué par CC.RIDER, le 18 mars 2013
( - 66 ans)


La note:  étoiles
Une histoire inclassable
A une époque indéterminée, dans une région aussi lointaine qu'indéfinie, un voyageur découvre un monde étrangement organisé, constitué de vastes domaines agricoles clos de hauts murs et vivant en autarcie, comme de petits univers indépendants les uns des autres. Les hommes y vivent séparés des femmes, sous la houlette d'un ancêtre plus ou moins bienveillant. Ils cultivent des statues de pierre qui poussent naturellement dans le sol mais qu'il faut élaguer, entretenir, laver et soigner comme on le ferait pour de simples rosiers. L'ennui, c'est que ces statues peuvent attraper la maladie de la pierre, laquelle peut être néfaste pour l'ensemble des cultures. Parfois apparaît une statue représentant non pas un ancêtre défunt, comme d'ordinaire, mais un jardinier bien vivant, ce qui est très mauvais signe pour l'homme qui sait que ses derniers moments ne vont pas tarder. Autre évènement alarmant et qui risque de changer cet ordre immuable : des jeunes gens se sont rebellés contre ce mode de vie patriarcal. Ils ont quitté leurs domaines, sont montés vers le nord et ont rejoint un chef mythique capable de fédérer toutes sortes de tribus de nomades et de mettre en péril la vieille civilisation...
Un des livres les plus étranges que le lecteur ait jamais pu lire. Cette histoire inclassable relève à la fois de la fable, du conte philosophique, du récit de voyage et du roman d'aventures. On sent une filiation assez évidente avec le monde de Tolkien ou avec celui de Kafka. Un univers à la fois absurde et totalement archaïque. Une société hiérarchisée au maximum dans laquelle tous les rapports humains sont codifiés par des règles si strictes qu'elles en deviennent presque inhumaines. La vie des femmes et l'organisation des mariages par échanges réciproques entre les différents domaines agricoles en sont les exemples les plus criants. Le style de Jacques Abeille est d'une très grande qualité, à la fois fluide, agréable, enlevé et également poétique, sophistiqué, ciselé (tournures et vocabulaire recherché et grande maestria dans l'emploi du subjonctif passé...) En un mot, l'amateur d'étrange, de fantastique et de surréalisme échevelé trouvera énormément de plaisir à cette découverte alors que le cartésien et le rationaliste se demandera où l'entraine la fantaisie d'un auteur pas très net. Lequel termine d'ailleurs cette oeuvre hors du commun par ces deux phrases sibyllines : « Le reste manque. Le conquérant n'avait pas promis d'épargner les livres. » et « Je crus avoir écrit l'oeuvre d'un fou. » Que dire de plus ?
Palimpseste des statues de terre 9 étoiles

Les critiques précédentes ont décrit avec brio le contenu du roman de Jacques Abeille. J'ajouterais qu'en dépit du relatif succès d'édition que semble avoir connu le livre lors de sa réédition, que l'exergue de Stendhal pour un « happy few » pourrait idéalement lui convenir.

Le monde des Jardins statuaires est un monde de palissades, de lieux qui demeurent cachés. Introduit dans un premier domaine, le lecteur est intrigué et se demande de quelle manière l'auteur va se sortir de cet univers qui paraît si figé et si pauvre en possibles rebondissements narratifs. Jacques Abeille y parvient grâce à sa capacité d'ancrer cette allégorie dans les détails du réel, l'émerveillement du voyageur devant les étapes complexes qui permettent de faire advenir les statues est remarquablement rendu, et par la finesse de la psychologie des personnages, dont les interrogations, les cheminements d'idées, distillent une curiosité réelle chez le lecteur et font avancer le récit.

Le rythme est lent, mais le lecteur est happé par l'intrigue qui en dépit de ce caractère de songe éveillé se tient jusqu'à la fin.

Chercher une profonde allégorie politique serait assez vain. Oui, il y a probablement l'argument que les mondes pétrifiés, statufiés, ne sont pas éternels et que le danger viendra un jour de steppes, de peuplades qui ont rejeté des conventions si pesantes et qui balaieront cette civilisation sur leur passage, mais Abeille n'est pas Jünger et poursuit d'autres buts. L'explication qu'il donne lui-même est sans doute la meilleure. Les Jardins sont une métaphore du travail littéraire avec ses redites, ses hésitations, le sentiment frustrant de n'avoir jamais assez bien décrit son objet.

L'ouvrage conquerra tous les amoureux de la langue, car l'histoire est servie par la beauté d'un phrasé qui n'est jamais précieux, et a un côté proprement envoutant.

Jacques Abeille nous fait redécouvrir à quel point les écrivains qui maîtrisent leur art sont également des ensorceleurs.

Kostog - - 52 ans - 15 mai 2020


Un roman swiftien 8 étoiles

Quoi qu’on fasse, certains ouvrages ne s’accordent bien avec aucune de nos classifications et, si l’on veut les ranger dans des catégories, on ne sait que décider. « Les Jardins Statuaires », roman hors norme, a été édité chez Folio sous l’étiquette SF, mais, dès les premières pages du livre, le lecteur sait qu’il ne s’agit là que d’une désignation de défaut car, en vérité, il n’est nullement question, dans cet ouvrage, de science-fiction. Il est d’ailleurs rigoureusement impossible de situer le récit concocté par Jacques Abeille ni dans le temps ni dans l’espace. À la lecture du livre, les seules références qui viennent à l’esprit, les seules parentés littéraires qui semblent appropriées sont celles des contes philosophiques à la manière de Voltaire et Diderot, et, peut-être davantage encore, de Jonathan Swift.
Semblable à Gulliver, le héros dont ce dernier conte les aventures, visitant les pays de Lilliput, de Brobdingnag et autres lieux, le narrateur imaginé par Jacques Abeille n’est autre qu’un voyageur dont on ne sait ni qui il est ni d’où il vient, si ce n’est qu’il entreprend, dès le début du livre, servi par un guide, de découvrir les contrées étonnantes des Jardins Statuaires. Le territoire en est bien délimité, très vaste et sectorisé en de multiples jardins où poussent des statues ! Et, bien sûr, il y a là des jardiniers, grandement occupés à l’entretien des domaines, à la culture et au soin des statues. Ces dernières ayant de fâcheuses tendances aux débordements anarchiques, soit que poussent sur elles des excroissances qui les enlaidissent, soit qu’elles grandissent de manière incontrôlée, et étant sujettes à des maladies et donc à des précautions particulières, les jardiniers ne manquent pas d’occupations. Leur monde se révèle au voyageur comme étant très organisé et très soucieux de tout garder en mémoire, au point que sont écrits sur chacun des ancêtres des clans des livres jamais achevés, car toujours susceptibles d’êtres augmentés de nouvelles remarques ou de nouveaux commentaires, au point qu’ils sont régulièrement réédités dans des éditions augmentées.
Le voyageur et narrateur va de surprise en surprise, d’abord intrigué voire fasciné, puis s’inquiétant petit à petit d’une société si structurée qu’elle semble régie par des lois implacables. Des questions ne tardent pas à le tarauder et, en particulier, celle qui concerne le sort réservé aux femmes. Car, dans ce monde-là, dans un premier temps, pas une seule femme ne se montre aux regards. Où sont-elles ? Comment sont-elles traitées ? Ce n’est qu’en enquêtant que le voyageur parvient à en savoir davantage, à entrevoir la vérité qui est que, a priori, seules deux destinées sont réservées aux femmes : soit vivre en quasi recluses, invisibles à tous les regards, sauf à leur époux-jardinier, soit être transférées dans un lupanar pour y mener des vies de prostituées !
Comme on peut le deviner, l’histoire étrange racontée par Jacques Abeille n’est évidemment pas dénuée de liens avec le vrai monde qui est le nôtre. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’elle nous interroge sur nos propres manières d’être. C’est d’autant plus exact que le voyageur-narrateur du roman de Jacques Abeille, nanti de son regard d’homme neuf à qui sont étrangères les mœurs des jardiniers, ne manque pas de les bousculer et donc de les critiquer, en parvenant à entrer en lien avec Vanina, une des femmes à qui il ne tarde pas à s’attacher d’une manière particulière. Mais l’homme n’est pas encore au bout de ses découvertes car la société rigide des jardiniers a aussi, fatalement, produit ses rebelles, hommes et femmes qui, ayant quitté les territoires où l’on élève des statues, se sont plus ou moins regroupés sur les terres avoisinantes qu’on appelle les steppes. Curieux de tout, le voyageur quitte Vanina, tout en lui faisant promesse de revenir, pour partir à la rencontre de ces rebelles dont on dit qu’ils projetteraient d’envahir la contrée des Jardins Statuaires.
Étrange livre, en vérité, qui narre encore bien des péripéties tout en étant écrit dans un style presque précieux, avec un souci constant de tous les détails, comme si le romancier avait, au moment même où il les décrivait, une sorte de vision des lieux et des événements. « Je crus avoir écrit l’œuvre d’un fou », confiait d’ailleurs l’auteur lui-même. Une œuvre, qui plus est, qui ne nous est parvenue que par quasi miracle, le manuscrit ayant connu mille vicissitudes au point qu’il fut longtemps considéré comme perdu avant d’être retrouvé et publié chez Flammarion en 1982, puis redécouvert par Joëlle Losfeld en 2004. Pour qui le lit aujourd’hui, quoi qu’il en soit, malgré son aspect insolite, ce roman n’a rien perdu de sa pertinence, ne serait-ce que parce qu’il s’accorde à merveille avec les revendications totalement justifiées d’un grand nombre de femmes de notre temps. Quant aux statues envahissantes, menaçantes, tout comme aux jardiniers ou aux tribus rebelles des steppes, on n’aura pas trop de peine, me semble-t-il, à en trouver des équivalences dans notre actualité.

Poet75 - Paris - 68 ans - 16 juillet 2018


Un univers séduisant et angoissant 10 étoiles

"Les jardins statuaires" m'ont procuré beaucoup de plaisir malgré une certaine angoisse diffuse. Cet univers sans repères spatio-temporels est placé sous la règle des statues qui poussent, de façon tantôt anarchique, tantôt parfaitement codifiée. Le narrateur nous emmène dans sa quête, tel un profane qui serait sur un chemin d'initiation. Histoire d'amour, combat, fuite devant la catastrophe annoncée ponctuent cet ouvrage au très grand charme. Certains y ont vu une métaphore du travail littéraire : domestiquer cette force, sans cesse reprendre, élaguer, et laisser éclore ces pousses indomptables.
A lire pour la beauté de phrases merveilleusement tournées, avec des passés simples et des subjonctifs qu'on ne savoure que trop rarement.

Lectrice Assidue - - 61 ans - 13 août 2017


Culture minérale 6 étoiles

Quel univers étrange mis en place par Jacques Abeille. Un voyageur dont on ne saura rien, pas plus son nom, que sa provenance, son histoire, ni son but, arrive dans le pays des jardins statuaires. Nous pourrions être au Moyen Age, nous pourrions être dans les marches des steppes eurasiatiques. Plus vraisemblablement dans un monde parallèle s'il n'y avait pas ces 2 allusions si incongrues sur Byzance et la Belle au Bois Dormant.

Le voyageur décide de visiter ce pays taciturne quadrillé d'étranges domaines agricoles tournés vers la culture de statues. Isolés derrière leurs hautes murailles, corsetés dans des traditions aussi austères qu'immuables, ils représentent un équilibre délicat et un mode de vie routinier mais paisible. Une forme d’Éden. Et notre voyageur se fait ethnologue couchant sur papier ses observations. Au fil de ses visites il découvre un envers du décor moins reluisant et une société à bout de souffle. Et l'ethnologue devient prophète, relais d'une fierté ignorée mais aussi annonciateur d'une terrible menace.

Le début du roman montre la découverte d'une civilisation qui ne manque pas d'intérêt mais dont l'approche quasi scientifique lasse à la longue. Difficile de voir où l'auteur veut nous emmener. Pire j'ai craint que tout l'ouvrage soit de la même veine, une seule description détaillée et complète d'un monde imaginaire. Et puis une histoire a émergé, donnant une direction, et la société si ordonnancée a montré ses failles apportant une dramaturgie à une atmosphère pour le moins figée.

Certains passage sont passionnants, d'autres plus insaisissables. L'écriture est très belle. Mais l'ensemble subit une langueur pesante.

Elko - Niort - 48 ans - 30 avril 2017