Maîtres et disciples
de George Steiner

critiqué par Stavroguine, le 13 mars 2013
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Le gai savoir
Dans ce bel essai qui se dévore comme s’il n’en était pas vraiment un, George Steiner se penche sur la question de la relation du maître à son élève et sur le rôle de chacun dans le développement intellectuel de l’autre. Si l’enseignement moderne tel que pratiqué dans les universités est évoqué, c’est surtout dans l’histoire et la littérature que Steiner va puiser ses exemples, préférant la relation bilatérale ou dans le cadre de cercles restreints à l’éducation de masse, qu’il vilipende comme Max Weber avant lui pour dénoncer son côté de grosse machine bureaucratique visant moins la transmission de la connaissance que des objectifs purement utilitaires par le biais de professeurs qui ne distillent que l’ennui dans le cerveau de leurs élèves. La critique est à la fois sévère et classique, mais on ne peut pas s’empêcher de penser à cette dérive qui consiste à « faire » la fac ou une grande école dans le seul but d’obtenir un diplôme vendeur et quel que soit, en fin de compte, l’enseignement qu’on y dispense.

L’essentiel, cependant, ne se trouve pas là. Steiner va plutôt, à travers l’évocation de certaines relations de maître à disciple(s), aborder certains thèmes d’intérêt tels que, pêle-mêle, la postérité de l’enseignement oral, la rémunération du maître, l’érotisme des rapports de maître à élève ou encore la transmission du mal et du faux, ou la mauvaise interprétation par l’élève de la pensée de son maître. Pour ce faire, donc, Steiner remonte jusque dans les temps anciens pour évoquer les rituels quasi-mystiques qui accompagnent l’enseignement de Pythagore, l’érotisme qui se dégage d’un Socrate dont la pensée compense la laideur proverbiale et dont l'enseignement ne nous est parvenu que par les écrits de ses élèves, dont Platon est le plus célèbre.

Car si l’élève est souvent redevable vis-à-vis de son maître, il arrive parfois que la relation s’équilibre. Ce fut le cas, notamment, dans le cadre de la relation qui liait Kafka à Max Brod, à qui l’humanité doit de pouvoir lire encore les oeuvres du génie praguois. Parfois, cependant, il arrive aussi que le disciple rejette son maître. Cela peut être le dessein du maître, comme le Zarathustra de Nietzsche qui incite ses disciples à le quitter pour se trouver eux-mêmes. D’autre fois, cela prend des allures de tragédie, comme lorsque Heidegger se détourne de son maître Edmund Husserl, qu’il estime surpasser et qu’il finira d’abord par tourner en dérision, avant de le trahir quand il adhérera au NSDAP et exprimera le souhait d’être le Führer du Führer, alors que son ancien maître, d’origine juive et dont il a hérité du rectorat, se retrouve interdit d’enseigner sans qu’il bouge le petit doigt. Il est comme cela des meurtrissures dévastatrices dans cette relation.

On en retrouve d’ailleurs plusieurs dans la littérature, à commencer par le mythe de Faust qui n’acquiert la connaissance qu’au prix de la damnation. Cela permet à Steiner d’aborder le thème du maître qui trompe son élève ou enseigne le faux - que cela soit volontaire ou non : combien de professeurs, à travers l’histoire, ont-ils ainsi professé un enseignement scientifique qui se révéla faux quelques années plus tard ? Et il y a aussi le corollaire : l’élève qui déforme la pensée du maître. Est-ce pour cela que Nietzsche n’a jamais trouvé de disciple, comme s’il pressentait que sa pensée lumineuse pourrait être le terreau dans lequel se développerait la sombre idéologie nazie ?

Et quid de l’art dans tout cela ? Peut-on apprendre à devenir écrivain dans les ateliers d’écritures à l’américaine ? Alors que les peintres et les danseurs les plus célèbres ont souvent tour à tour joué les rôles de disciple et de maître, qu’est-ce qui distinguerait la littérature ? Dante ne se pose-t-il pas lui-même comme disciple de Virgile qui le guide à travers l’Enfer et le Purgatoire, jusqu’à ce qu’il s’émancipe au Paradis aux côtés de Béatrice ?

Si les réponses de Steiner ne sont pas toujours à la hauteur de ce que l’on pourrait attendre, soit parce qu’il ne répond pas vraiment, soit parce que certains de ses raisonnements sont assez contestables (il faut le voir déplorer le politiquement correct qui interdit aux professeurs d’université de coucher avec leurs élèves alors qu’il soutient - sûrement non sans raison, d’ailleurs - que l’érotisme est au centre la relation de maître à disciple), cet ouvrage est passionnant par ce qu’il évoque. Les relations entre ces professeurs prestigieux et leurs disciples se lisent comme des tranches de biographies et donnent envie de se (re)plonger dans Faust, La divine comédie ou Ainsi parlait Zarathustra pour les lire à la lumière des enseignements de Steiner, dont on devient presque sans s’en rendre compte un disciple parfois critique, mais incontestablement enrichi.