Les désenchantées : Roman des harems turcs contemporains
de Pierre Loti

critiqué par Myrco, le 14 février 2013
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Enchantement de l'Orient...
Lire Loti, c'est avant tout avoir envie de partager la passion de l'auteur pour l'exotisme, de s'embarquer avec lui pour un ailleurs d'autrefois plus ou moins dissous aujourd'hui dans l'indifférenciation de la mondialisation.

Au-delà du message (sur lequel je vais revenir) qu'est censé véhiculer ce livre, ou plutôt en avant même de celui-ci, "Les Désenchantées" est d'abord, pour moi, un roman d'atmosphère, un hommage rendu à la magnificence de Constantinople.
Au fil des pages riches de descriptions, de notations sensorielles, surtout sonores et visuelles, de couleurs et de lumières, Loti nous restitue comme si nous y étions les splendeurs de ce bout de terre aux confins de l'Asie et de l'Europe, terre de contraste climatique entre la Mer Noire et la Marmara: ballet des caïques sur le Bosphore, beauté des coupoles et des minarets, charme et mystère de la vieille ville de Stamboul passionnément aimée, empreinte de calme et de religiosité, pétrie de la culture de l'Islam...
Et cette prose très belle, imprégnée d'une douce langueur orientale, teintée d'angoisse et de mélancolie devant la fuite du temps, parfois répétitive, nous berce et s'insinue en nous comme pour mieux nous communiquer cet envoûtement, cette fascination pour l'Orient, captant les derniers moments de rayonnement "d'une ville qui s'en va, qui piteusement s'occidentalise et plonge dans la banalité, l'agitation, la laideur. "

Avec "Les Désenchantées", nous pénétrons, au tout début des années 1900 dans les harems de Constantinople (la ville ne s'appelle pas encore Istanbul), qui ne sont déjà plus que "tout simplement la partie féminine d'une famille constituée comme chez nous. "Y vit alors, dans le milieu très privilégié des hauts dignitaires qui gravitent autour du Khalife, toute une nouvelle génération de très jeunes femmes qui, contrairement à leurs aînées, a eu accès à une haute culture intellectuelle qui leur a notamment ouvert les yeux sur les conditions de vie de leurs soeurs occidentales. Néanmoins, elles, doivent continuer à vivre selon la tradition, soumises à l'autorité des hommes, de leurs maris imposés, séquestrées derrière leurs fenêtres grillées, interdites de tout contact avec d'autres hommes que leurs ascendants, maris ou frères, ne pouvant sortir que de jour, voilées ou enrubannées dans leur "tcharchaf" et sous la surveillance de leurs domestiques ou de leurs eunuques noirs, réduites à des existences oisives de femme objet sexuel ou reproductrice et privées de toute forme d'accomplissement personnel. De cette confrontation entre aspirations à une reconnaissance en tant qu'être humain à part entière et libre, et réalité contrainte et vide naissent alors révolte, désespérance et souffrance profonde qui peuvent mener à des fins tragiques.

Une fois de plus, Loti nous livre ici un roman nourri de sa vie et de ses expériences personnelles dans lequel il se met en scène lui-même, à la troisième personne, à travers le personnage d'André Lhéry, romancier célèbre, passionné de l'Orient et adulé dans ce milieu de jeunes femmes évoqué précédemment.
Un jour, par jeu et par défi vis-à-vis de ses deux plus proches amies, l'une d'elles le contacte, et à la faveur d'une mission d'ambassade de deux ans confiée à Lhéry, ce sera bientôt le début d'une série de lettres et de rencontres plus ou moins furtives, toujours risquées, au prix de multiples ruses et stratagèmes, entre le trio et l'écrivain. Une relation de confiance et d'amitié, d'échange sur un pied d'égalité enfin avec un homme s'instaure...
Elles lui adresseront une prière: divulguer le sort des femmes musulmanes et se faire le porte-parole de leur volonté d'émancipation par le biais d'un livre: ce sera "Les Désenchantées", roman dans le roman, en quelque sorte.

Ce roman nous rappelle à quel point cette Turquie qu'on prétend aujourd'hui inclure dans l'Europe a ses racines profondément ancrées dans la culture de l'Islam.
Quant aux propos prêtés à Djénane (en 1906), ils retentissent aujourd'hui d'un étrange écho, en témoignant de dérives qui, hélas, plus d'un siècle plus tard, n'ont jamais été autant d'actualité:
"Oh! notre Islam faussé, méconnu, auquel pourtant nous restons si fidèlement attachées, car ce n'est pas lui qui a voulu nos souffrances!...Oh! notre prophète, ce n'est pas lui qui nous a condamnées au martyre qu'on nous inflige! Le voile qu'il nous donna jadis était une protection, non un signe d'esclavage. Jamais, jamais il n'a entendu que nous ne fussions que des poupées de plaisir (...) dites-le pour l'honneur du Coran et pour la vengeance de celles qui souffrent. "
Hommage à la femme turque 8 étoiles

Pierre Loti nous décrit l'univers de la femme turque et particulièrement de la vie du harem. Il faut sortir du cliché des mille et une nuits, car la Turquie de ce début du vingtième siècle va vers une tendance à la monogamie. Le harem étant par définition l'endroit où la femme vit, à l'abri des regards, elle s'y retrouve souvent seule à mourir d'ennui. Les sorties solitaires lui étant interdites, leur vie a un accent de désespérance.
Il faut noter que l'auteur ne parle que d'une certaine catégorie de femmes... les nanties. Celles qui viennent de familles riches et qui ont reçu une éducation pointue. Elles parlent plusieurs langues et connaissent la poésie.
A cette époque Loti vivait en reclus sur un bateau sur le Bosphore, en solitaire, cherchant le calme, la solitude et l'inspiration.
Tout commence avec « Aziyadé ». Roman publié en janvier 1879 dans lequel il raconte les amours d'un officier de marine britannique fraîchement débarqué à Salonique et d'une jeune femme d'un harem d'un riche vieillard turc. Ce livre publié sous pseudo connut un succès exceptionnel.
En réalité, Loti fut piégé par trois femmes. Celle qui a imaginé cette mystification est Hortense Marie Héliard dite Marie Léra, journaliste et féministe française.
Le résultat est un roman de belle facture avec de très belles descriptions.
Le succès littéraire fut fulgurant, les rééditions défilèrent et pourtant de nos jours il semblerait que ce titre soit un peu tombé dans l'oubli.
Il est vrai que certains sujets fâchent tout le monde !
A lire

Monocle - tournai - 64 ans - 22 février 2022


Les contrastes de la femme turque 8 étoiles

Pour comprendre au mieux ce roman, il est presque indispensable d'avoir déjà lu Aziyadé du même auteur. En effet les deux œuvres se déroulent en Turquie avec vingt-cinq années d'écart et de nombreuses références y sont faites que le lecteur pourra sans peine reconnaître malgré les changements de noms car on se rend vite compte que Lhéry et Loti sont la même personne. Cela permet de mieux percevoir également l'évolution de la société turque durant cette période et du rapide fossé générationnel qui s'est creusé car les trois jeunes filles de cette histoire sont bien plus futées, intelligentes et désespérées de leur condition qu'Aziyadé.

J'ai d'ailleurs été très touché par les personnages de Djénane, Mélek et Zeyneb qui souhaitent plus que tout vivre leur propre vie alors que la société ne leur laisse aucun choix si ce n'est de vivre cloîtrées. La tristesse est donc l'émotion principale qui se dégage de ce livre, y compris pour Lhéry chez qui s'ajoute en plus les regrets de voir que la Turquie qu'il a connue disparaître et s'occidentaliser peu à peu.

Pierre Loti nous propose donc ici un très bon récit avec une assez forte charge émotionnelle ainsi que de très bons personnages offrant ainsi un témoignage unique en son genre et rendant un bel hommage à ces femmes, loin d'être les seules d'ailleurs, qui l'on a empêchées de vivre pleinement leur vie.

Koolasuchus - Laon - 35 ans - 24 mai 2021