L'Amour Insolent
de Jean Legrand

critiqué par Eric Eliès, le 12 février 2013
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une poésie libertaire, qui célèbre la sensation et l'instant vécu
Ce mince recueil de poèmes de Jean Legrand, poète et romancier méconnu dont j’avais découvert l’œuvre à l’occasion d’une exposition dans la défunte librairie de La Nerthe, sur le cours Paul Landrin à Toulon, est précédé d’une imposante préface de François Leperlier, à la fois longue et passionnante. Elle explique parfaitement la démarche intellectuelle de l’auteur et sa volonté de fonder un nouveau courant poétique émancipé du surréalisme tout en assumant sa filiation, tout en l’inscrivant dans une perspective historique qui lui donne sens et relief avec de nombreux détails intéressants sur l’auteur, ses amis et ses relations. On rencontre ainsi Henri Michaux participant à une réunion poético-politique du groupe Brunet, comme les affectionnaient les surréalistes…

Jean Legrand cherche à fondre la vie et la poésie et érige la sensation, ie la perception des sens sublimée par la fusion de l’intellect et du corps, en fondement de la pensée et raison de vivre. Le courant poétique qu’il incarne a d’ailleurs pour nom le sensorialisme ; il célèbre l’instant vécu dans la plénitude des sens et veut abolir toutes les frontières de catégorie. Sa philosophie se nourrit fortement des écrits du jeune Marx sur l’homme total et l’épanouissement de ses facultés. Jean Legrand, par son extrémisme (son sensualisme se transforme en un éloge de la liberté sexuelle inspiré des grands libertaires : Fourier, etc.) et son intransigeance vis-à-vis de ceux qui refusent la «vie totale», va se couper de ses amis et restera, à sa mort, un écrivain méconnu.

La préface est si passionnante et élogieuse que la lecture du recueil de Jean Legrand, qui mêle poèmes en prose et en vers libres, déçoit un peu. Il y a des images à la fois quotidiennes, qui évoquent souvent la campagne normande (« leur chair était neuve comme un bol de lait bouillant et la chair fraîche d’une poire ») , élégantes (« les pavés mouillés sont diamants de l’automne ») et oniriques (« dans le ciel qui s’ombrait un arbre se mit à rêver ») ; il y aussi , plus ou moins voilées, des évocations de l’instant qui s’éternise dans l’étreinte (« le présent hurle aux bouches vives des sexes »). Mais le recueil manque de densité.

Jean Legrand me fait songer à une sorte de précurseur de Gilbert Lély (qui curieusement n’est pas évoqué dans la préface contrairement à DH Lawrence ou Georges Bataille), qui n’aurait pas atteint la terrible perfection de l’auteur de « L’étoile carnivore », à la fois éprise de rigueur et totalement libérée des contraintes morales (cf L’épouse infidèle). Il est à noter que la poésie de Legrand et Lély, qui célèbre la plénitude de l’instant vécu « absolument », est très marquée par les années sombres qui précèdent et/ou accompagnent la 2ème guerre mondiale, comme si la poésie était une manière de vivre et de survivre…