Sous un ciel qui s'écaille : Cinéroman
de Goran Petrovic

critiqué par Pucksimberg, le 11 janvier 2013
(Toulon - 44 ans)


La note:  étoiles
Toute la Serbie au cinéma
Le lecteur est projeté dans le cinéma l'Uranie dans la petite ville serbe de Kraliévo. L'action principale se passe en 1980, lors de la projection d'un film dont on ne sait pas grand-chose, dans ce fameux cinéma dont la voûte céleste peinte sur le plafond s'écaille. Goran Petrovic décrit en quelques mots tous les spectateurs qui assistent à la projection de ce film en commençant par le premier rang et en terminant en toute logique par le dernier rang. Cette galerie de portraits est haute en couleur et c'est en quelques coups de crayon que l'auteur définit ces personnages avec un certain talent. Le lecteur a le sentiment que ces êtres représentent toutes les couches sociales et tous les types d'individus que l'on pourrait croiser dans la Serbie de ces années-là.

Cette Serbie peinte par Petrovic est pittoresque et pleine de vie. J'ai eu l'impression de retrouver l'atmosphère qui règne dans les films d'Emir Kusturica. La brièveté des chapitres permet de passer rapidement d'un personnage à l'autre avec plaisir. Ces portraits sont un voyage spatial en Serbie et un voyage dans le temps avec l'évocation des principaux événements historiques du 20ème siècle et de figures tristement célèbres comme Tito ... L'auteur décrit aussi la naissance de ce cinéma et les personnages qui font vivre ce lieu. L'accumulation de portraits pourrait ennuyer le lecteur. Il n'en est rien ! L'humour et la force de certaines évocations rendent ces personnages assez fascinants, certains sont complètement farfelus.

Le dernier tiers du roman m'a vraiment moins séduit, l'auteur y narre l'après-projection de tous ces personnages, le reste de l'existence de ces individus. Je dois reconnaître que cette partie m'a semblé moins enthousiasmante et moins surprenante que le début du roman lorsqu'on ne savait pas encore à quoi s'en tenir.

Ce roman reste un texte tout à fait honnête. Il permet d'aborder la Serbie, son histoire, ses habitants. L'univers dépeint n'est pas exempt d'originalité, ce qui est un atout indéniable. Ce cinéroman, comme le définit l'auteur lui-même, reste plaisant à lire.
Ciel gris sur les Balkans 6 étoiles

A Kraliévo, en Serbie qu’on désignait encore en 1980 couramment sous le nom de Yougoslavie, une trentaine de personnes assistent à une projection cinématographique, l’auteur se souvient bien de cette séance mais ne se rappelle pas de ce qui a été projeté à cette occasion. Par contre, il se souvient très bien de l’histoire du local, le cinéma Uranie, aménagé dans la salle de bal et de réception d’un ancien hôtel de luxe construit par un cordonnier enrichi après l’achat à un prix dérisoire, grâce un subterfuge malhonnête, d’un énorme stock de chaussures militaires revendu à un bon prix, avec un très bon bénéfice. Dans cette salle désuète, la trentaine de personnes présentes compose un échantillon représentatif d’une petite ville de province yougoslave à la fin de l’ère de Tito.

L’auteur connait aussi l’histoire de chacun des spectateurs et sa position dans la société locale, position figée depuis le début des années du régime du Maréchal : chacun à sa place et rien ne changera jamais, du moins tant que le pouvoir ne changera pas de main, chacun respecte strictement cet ordre établi jusque dans la place qu’il occupe dans la salle du cinéma Uranie. Mais un jour tout s’écroule, un événement très prévisible mais impensable se produit, l’ordre établi explose, la société perd ses repères, une aventure nouvelle commence. « Mais dans les Balkans rien ne presse jamais, on sait prendre son temps, si bien que des dizaines d’années se sont écoulées sans que ceux qui avaient fidèlement servi le maître se soient entretués jusqu’au dernier. D’où l’impression parfois … que nous assistons à cet enterrement depuis plus d’un quart de siècle…. Que toute l’ex-Yougoslavie n’est en fait que l’immense mémorial du défunt président ».

On peu lire ce texte comme une parabole de la sclérose de la société yougoslave dans les années quatre-vingt, comme l’annonce de la disparition de cette société arrivée au bout d’un cycle et d’un changement radical pouvant intervenir à court ou moyen terme. La parabole est énoncée dès le titre, le ciel qui s’écaille c‘est le plafond de la salle du cinéma, la voûte céleste, le domaine d’Uranie, mais peut-être aussi, probablement, le ciel de la Yougoslavie qui s’assombrit en même temps que la santé de son dictateur s’altère, l’annonce de jours sombres, orageux, douloureux. Et l’auteur, dans un texte burlesque, drôle, ironique, rapporte ce que chacun des spectateurs est devenu après les événements qui ont complètement changé les structures sociales et géopolitiques du pays. Une façon de raconter l’explosion de la Yougoslavie à travers la vie quotidienne de trente citoyens moyens d’une petite ville de province sans sombrer dans le récit morbide et la description sanguinolente des atrocités qui ont torturé le pays à la fin du siècle précédent.

Et, quel que soit le régime, la petite perruche n’ose jamais dire son nom, « Démocratie », il est trop dangereux, sulfureux, il n’apporte que le malheur, une image pour dire le peu d’espoir que l’auteur entrevoit dans cette région où un tyran est toujours remplacé par un autre tyran.

Débézed - Besançon - 77 ans - 12 août 2015


Un talent original à suivre 8 étoiles

Voici un court roman qui nous dit néanmoins infiniment de choses...
"Je ne sais trop bien s'il s'agit plutôt d'un récit, d'Histoire ou d'un film monté à partir d'une multitude de séquences coupées et mises au rebut"à l'instar de l'œuvre entreprise par le projectionniste Bonitch: cette définition protéiforme donnée par l'auteur au sein même de son roman résume assez bien l'ouvrage.
Petrovic y manie avec brio la métaphore et l'allégorie pour nous transmettre sa vision désenchantée, parfois corrosive de son pays, la Serbie, à travers près d'un siècle d'Histoire ; une Histoire à peine effleurée et pourtant omniprésente dont les grands évènements qu'ont été entre autres l'occupation nazie, le régime de Tito ou la guerre fratricide des années 90 ont régi les destinées de la population.

Le livre se construit autour d'une projection de film mémorable interrompue par l'annonce de la mort de Tito qui marquait la fin d'une ère et le début d'une autre, un moment où l'on pouvait penser que "le pire (était) passé". En sortant de la salle, ce jour-là, passant brutalement de l'obscurité à la lumière, les spectateurs ou "quelques-uns d'entre eux, pendant un long moment, n'ont pas bien su s'ils venaient de sortir de quelque part ou s'ils entraient quelque part", métaphore de ce bouleversement politique.
Peu importe le film projeté sur l'écran ; le spectacle est dans la salle, sous la représentation de l'Univers au plafond du cinéma Uranie, vestige d'un luxueux hôtel, le "Yougoslavie" construit avant la seconde guerre mondiale. Par un procédé artificiel, peut-être un peu grossier, l'auteur passe en revue un échantillon d'humanité, somme toute assez médiocre, égrenant une série de portraits ou plutôt de croquis plus ou moins cocasses et savoureux dont il ne retient qu'un trait de comportement, comme autant de marionnettes qui disparaîtront souvent de façon absurde, emportées irrémédiablement dans le déroulement de la bobine de film du destin.

De cette Yougoslavie dont il a "l'impression"qu'elle"n'est en fait que l'immense mémorial du défunt président", Petrovic nous donne sa vision d'un monde en décrépitude, à l'image du plafond d'Uranie, un monde que déjà Bobo l'ivrogne fuyait en planquant dans la ville "ses moyens d'arrondir les angles de la réalité", auquel Gagui préférait celle réinventée par son camarade Dragan et devant lequel le vieil ouvreur Simonovitch, désabusé, faisait ce constat amer : "et ce qui nous est donné, nous ne savons pas en prendre soin. Même si nous avions le Paradis à notre disposition, il n'en serait pas autrement. "
Quant à ce petit oiseau, personnage à part entière, allégorie de la Démocratie, il finira par prononcer son nom... seulement son nom.
Par la richesse des thèmes abordés parfois universels, au travers d'un regard sans illusions parfois triste quant au caractère vain de l'existence (celle du Pr Djordévitch par exemple) , dénonciateur entre autres de la corruption, de la voyoucratie ou des travers humains, on peut se demander si le propos de l'auteur ne porte pas bien au-delà de sa Serbie natale...

Quant au ton, il ne manque pas non plus d'originalité. L'auteur use d'un mode léger, distancié, souvent drôle (j'ai lu l'histoire du cordonnier Laza le sourire aux lèvres) et lorsqu'il s'agit de choses graves, voire dramatiques son écriture devient strictement clinique. Il sait aussi manier le sarcasme avec bonheur, sans trop avoir l'air d'y toucher que ce soit, par exemple à l'encontre d'un certain "art" contemporain ou du système pluripartite : "il s'agit d'affirmer chaque fois que les changements vont maintenant venir. C'est suffisant. C'est çà le pluralisme".
De ce texte la poésie non plus n'est pas absente comme en témoigne le très joli passage onirique de l'envol du sans-abri Brindillon vers la liberté.

Bref, j'ai découvert un vrai écrivain selon moi, au talent original à suivre pour autant que le permettront les traductions de ses ouvrages en français.

Myrco - village de l'Orne - 75 ans - 10 octobre 2013


il manque quelque chose 6 étoiles

Ce livre de Goran Petrovic est plein de qualités : l'auteur nous livre un morceau d'histoire au travers de la vie d'un petit village aux habitants bien campés. Les paragraphes sont courts, bien écrits, et souvent drôles. L'idée d'évoquer la fin d'un monde au travers des changements intervenant dans la vie des spectateurs de l'Uranie est séduisante.
J'ai trouvé toutefois que "Sous un ciel qui s'écaille" souffrait d'un manque "de liant", de liens entre les protagonistes, qui pourraient donner une direction à l'ouvrage. Le livre nous livre des histoires, les unes après les autres, rangée de fauteuils par rangée de fauteuils, avant-après la mort de Tito, mais ne raconte pas une histoire. En refermant le livre, je me suis dit : "oui. Et alors ?".
C'est dommage, il y avait beaucoup de potentiel dans ce "cinéroman", de l'originalité, du pittoresque, du drôle, de l'émouvant, du ridicule, mais pour moi, le tout manque d'aboutissement.

Ellane92 - Boulogne-Billancourt - 49 ans - 25 juin 2013


La Serbie à l’heure yougoslave. 7 étoiles

1980, l’année de la mort de Tito, le début de délitement de la Yougoslavie. Kralievo, une petite ville engourdie de la partie serbe. Goran Petrovic nous en fait une coupe bien droite, comme un géologue fait un carottage pour étudier les couches successives. Sa coupe, c’est dans un cinéma, le cinéma Uranie, que Goran Petrovic l’effectue.
D’abord historique et naissance du cinéma. Pas vraiment une naissance ordinaire : un grand hôtel mégalomaniaque conçu de toutes pièces par un cordonnier devenu brutalement riche, qui se ramasse et dont une partie devient cinéma. On sent la Yougoslavie et son côté foutraque des pays communistes qui vivaient dans le mensonge et maintenaient la population dans une ignorance de l’étranger crasse. C’est vrai qu’on retrouve comme un parfum d’Emir Kusturica et c’est vrai que c’était comme ça. En même temps, à l’époque, la Yougoslavie c’était tout de même LE pays communiste qui avait dit non au « Grand frère » russe, à Staline. Enfin, c’est surtout Tito qui avait dit non.
Il n’y a pas, en 1980 –il ne doit pas y en avoir davantage maintenant – moultes distractions à Kralievo. Mais il y a l’Uranie, et son plafond en stuc fatigué … Et Goran Petrovic nous fait la galerie des spectateurs avec la petite histoire de chacun, histoire yougoslave évidemment, grandiose et ridicule à la fois (syndrome Kusturica !). Les spectateurs pendant le film. Et puis plus tard. Nous sommes en 1980. Tito meurt et Goran Petrovic refait les comptes.
Grandeur et misère de ces pays enclavés dans l’Europe orientale.

« Pourtant, je m’en souviens bien, ce jour-là, en ce début du mois de mai, il y avait peu de spectateurs à l’Uranie, pas plus d’une trentaine. Avant d’éteindre les lumières et de signaler au projectionniste, d’un coup de sonnette, que la séance pouvait commencer, le vieil ouvreur Simonovitch a jeté un dernier regard désabusé sur les rangées de spectateurs clairsemés et, comme pour lui-même, habitué à n’être écouté de personne, a récité un passage du manuel « Mesures à prendre et manière d’agir en cas de circonstances exceptionnelles » :
- L’assistance doit quitter la salle dans le calme, sans panique, en se conformant aux indications de l’agent responsable et en suivant les signaux lumineux … »

Un sacré goût de Serbie ce « Sous un ciel qui s’écaille » !

Tistou - - 68 ans - 22 janvier 2013