La mélopée de l'ail paradisiaque
de Mo Yan

critiqué par Myrco, le 24 décembre 2012
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Une âpre réalité sociale
Mo Yan exploite ici des incidents qui ont eu lieu en 1987 dans le district de Tiantang (*) au nord de la Chine, à savoir la mise à sac des locaux de l'administration par une foule de paysans en colère suite à la mévente de leur production d'ail.

L'auteur nous entraîne dans l'âpre réalité sociale d'une Chine rurale, encore misérable malgré certaines avancées depuis la Révolution culturelle, une Chine en proie à l'incurie, à la corruption et parfois à la lâcheté et à l'ignominie de responsables locaux. Mo Yan dénonce ici violemment les pratiques de ces derniers qui se gobergent en surtaxant de pauvres paysans et servent leurs propres intérêts au lieu de servir le peuple. On a vivement reproché à Mo Yan de dédouaner ainsi le gouvernement chinois en reportant toutes les responsabilités sur les rouages intermédiaires. Ce roman pourrait sembler en être la parfaite illustration; toutefois, il est permis de s'interroger sur la pensée profonde de l'auteur lorsqu'il dénonce "les personnages hauts placés qui vivent sur les greniers de l'Etat" ou glisse avec adresse dans la bouche de Gao Yang les propos suivants: "Ah...c'est la politique gouvernementale!...Ben alors, faites donc! Autrefois, c'étaient les taxes impériales; à présent ce sont les taxes gouvernementales, y trouvent toujours le moyen de nous écraser. De toutes façons, nous autres, on n'a qu'à la boucler...". Le roman constitue également un réquisitoire en règle contre les conditions affligeantes imposées aux prisonniers mais aussi contre les pratiques à la limite sadiques et surtout les négligences coupables de la police.

Pour autant, les paysans ne sont pas épargnés car l'univers de Mo Yan n'est jamais manichéen. Dans cette histoire s'imbrique en effet une autre histoire, une histoire d'amour entre Gao Ma, le paysan rebelle et la jeune Jinju. Par ce biais, Mo Yan nous fait pénétrer un monde arriéré, brutal, mesquin, qui ne reconnaît souvent que l'argent comme valeur, un monde où les filles ne sont pas bienvenues à la naissance, sont maltraitées, corvéables à merci, vendues comme du bétail: "c'est ma fille et si je veux la tuer, personne ne m'en empêchera" clame le père de Jinju. Dans cette Chine pas si éloignée de nous, celle de la fin des années 80 continuent à sévir des traditions archaïques et notamment celle des mariages arrangés au nom de l'intérêt des familles. Gao Ma, ardent et volontaire, entend bien se prévaloir de la loi qui interdit formellement ce genre d'arrangements et de pressions pour y soustraire sa bien aimée Jinju promise à un triste sort... mais une chose est la loi, une autre est l'application de la loi, et quand les autorités locales se font complices de l'ordre ancien... Mo Yan nous montre très bien cette application à géométrie variable car lorsque les fauteurs de troubles seront arrêtés, on leur objectera que la loi est la loi!

La construction du roman, qui joue avec brio et maîtrise de l'alternance de deux fils narratifs décalés de quelques mois dans le temps et de la fragmentation du récit brouille quelque peu les repères chronologiques du lecteur ; c'est au prix d'un certain effort que l'on parvient à remettre en place tous les morceaux du puzzle mais cela a aussi pour effet de capter l'attention et piquer la curiosité en maintenant au départ certaines explications dans l'ombre.
Par ailleurs, on l'aura compris, ce roman s'inscrit dans une veine essentiellement réaliste. Nous ne sommes pas encore en présence des feux d'artifice délirants d'une imagination sans bornes que nous offriront certains de ses romans plus tardifs; cependant en apparaissent déjà les prémices (l'évocation du bébé mordeur dans le ventre de sa mère!) . Quant aux registres d'écriture, comme souvent, la plume de Mo Yan n'hésite pas à plonger dans la trivialité du quotidien, la grossièreté des insultes, étalant par exemple sans pudeur, lorsque cela sert la peinture du sordide, les détails répugnants des humeurs du corps; tout autant cette plume sait se faire délicate et raffinée pour nous décrire avec justesse et sensibilité les paysages de cette campagne cultivée qu'il a si bien connue; tout autant sait-elle encore faire jaillir de temps en temps tendresse et poésie que l'auteur relie d'ailleurs souvent à la présence animale (ici les apparitions un peu magiques du poulain bai ou la rencontre du levraut dans les blés) : "Il était à peine plus gros que le poing. Il avait les yeux d'un noir profond (...) Comme elle l'attrapait par les oreilles, elle fut saisie de compassion et s'attendrit: ses oreilles étaient si douces, on aurait dit des pétales translucides. Elle eut peur de les lui briser, le prit dans le creux de sa main. Elle sentait le contact du ventre doux et tiède dans sa paume. La petite bouche maladroite flairait craintivement le côté extérieur de sa main. Elle en fut tout émue. " On ne louera jamais assez, de mon point de vue, cette capacité à faire coexister au sein du même ouvrage cette diversité de registres, drôlerie et tragique, noirceur sordide et beauté lumineuse...une palette infinie.

(*) Tiantang signifie paradis d'où je suppose l'ail paradisiaque.
que d'aulx que d'aulx… 10 étoiles

Sous la houlette de Deng Xiaoping, de 1978 à 1992, les chinois ont à nouveau la possibilité de s'enrichir, avec la bénédiction du Parti. Mais cette liberté nouvelle va surtout profiter aux mieux placés, c'est-à-dire les cadres du Parti et les petits potentats locaux chargés de mettre en place la réforme économique. Au fin fond de la province chinoise, une campagne a été lancée, destinée à permettre aux paysans les plus pauvres de sortir enfin la tête de l'eau. La recette : cultiver de l'ail, à profusion, dans cette région méridionale dont le climat doux est favorable à sa croissance. Chacun calcule la richesse que cette manne inespérée va lui apporter. Hélas, cette année-là la récolte va être si bonne que, suivant la loi de l'offre et de la demande au cœur de la "nouvelle économie", les cours vont s'effondrer et l'ail ne parviendra pas à se vendre. Une révolte s'ensuit, mettant en cause les dirigeants locaux qui, comme on s'en doute, ont été les premiers informés et ont tout fait pour vendre leur ail en premier. Sur cette trame Mo Yan a brossé un de ces petits chefs-d'œuvre dont il a le secret. La narration, complexe mais néanmoins aisée à suivre, vole de personnage en personnage et de période en période, brossant au passage un portait de cette campagne chinoise tiraillée entre des traditions millénaires (les mariages arrangés, les relations complexes entre habitants d'un même village), des coutumes héritées de la Chine impériale et recyclées par la Chine communiste (une bureaucratie envahissante et âpre au gain) et les aspirations à la liberté accompagnant la toute nouvelle réforme. Derrière la fable se devine un procès en bonne et due forme d'une société foulant allègrement aux pieds les grands principes moraux édictés par le Comité Central du Parti Communiste Chinois.

Jfp - La Selle en Hermoy (Loiret) - 76 ans - 14 octobre 2017