Boris Godounov. Théâtre complet
de Alexandre Pouchkine

critiqué par Montréalaise, le 19 décembre 2012
( - 30 ans)


La note:  étoiles
« Le génie et le crime sont deux choses incompatibles ».
Cette édition rassemble tout le théâtre du grand écrivain russe Alexandre Pouchkine, plus connu pour ses talents de poète que pour sa dramaturgie. Ce qui est malheureux vu la richesse de ces oeuvres, à commencer par la part du lion, «Boris Godounov», qu'on peut considérer comme sa seule véritable pièce de théâtre (sinon, la première véritable pièce de la littérature russe!), jusqu'à ses nombreuses scènes et mini-pièces qui, tout en différant, se rassemblent tous sur un thème commun incroyablement complexe : la dualité constante entre la grandeur humaine et le malheur.

«Boris Godounov» a été écrite en 1825, l'année même de l'insurrection décabriste, menée par des soldats de la Garde (dont beaucoup d'amis de Pouchkine), contre le pouvoir tsariste. L'écrivain produit ici une de ses oeuvres les plus célèbres en mettant en parallèle l'histoire de Boris Godounov, tsar élu après la mort de son beau-frère, dernier représentant de la longue et légendaire dynastie des Riourikides. Ce fameux Godounov reste encore une énigme dans l'Histoire russe puisque beaucoup lui attribuent l'assassinat du tsarévitch Dimitri, jeune frère du défunt tsar. Ce qui devient un boulet insupportable dans la conscience du personnage principal qui vivra un court règne entaché par la famine, les calomnies et une rébellion, menée de l'extérieur par un jeune moine défroqué (Grégoire Grichka Otrépiev) qui, aidé par un certain «Pouchkine» (coïncidence!) se fait passer pour le jeune Dimitri. Ce qui marquera le début du «Temps des Troubles» qui verra se succéder durant 15 ans une série d'usurpateurs et de «faux Dimitri» jusqu'à l'avènement de la dynastie des Romanov.

La dualité de la pièce se joue entre Boris Godounov et Grégoire, deux personnages qui nous révèlent dans leurs gestes et leurs monologues solitaires leurs contradictions et leurs angoisses. En effet, le «faux Dimitri» a beau n'avoir aucune légitimité morale, le tsar Godounov, dont la mort du vrai Dimitri alourdit sa culpabilité, ne peut s'en vanter pour autant. Les dialogues, qui rendent hommage au style de Shakespeare, sont de véritables pièces d'anthologie qui vous plongeront dans le passé de la Russie. Un conseil : complétez la lecture de cette pièce par un visionnement de l'opéra de Moussorgski dont il est tiré. Magique! (5/5)

Pour ce qui est des courtes pièces, je vais tenter d'abréger ma critique :

«Une scène de Faust» est un court dialogue que Pouchkine a imaginé en l'insérant dans le célèbre «Faust» de Goethe. J'avoue n'avoir pas vraiment accroché sur cette scène mais en gros, c'est un débat entre lui et Méphisto sur l'ennui et les plaisirs éphémères de la vie. (2/5)

Les quatre suivantes, dont plusieurs adaptées en opéra, sont regroupés dans les «Petites Tragédies» et révèlent une originalité incroyable de la part d'un auteur romantique qui préfigure la déconstruction et le mélange des genres du XXième siècle :

1) «Le Chevalier Avare» raconte l'histoire d'Albert, un jeune homme endetté qui vit écrasé sous l'avarice maladive d'un père (le monologue de ce dernier est une légende!) et qui s'est déjà fait proposer un poison par un usurier juif qui lui confie que c'est le prix à payer pour vivre. Les deux hommes se confient séparément au duc, l'un pour lui demander justice, l'autre pour lui confier un soupçon infondé de patricide. La rencontre orageuse entre le fils et le père frappera de plein fouet ce dernier. (4/5)

2) «Mozart et Salieri» décrit la relation teintée entre admiration et jalousie que le compositeur Salieri, jamais satisfait par sa musique, ressent contre Mozart qui voit plutôt l'art comme un instrument de vie. Mozart lui confie sa rencontre avec le fameux homme en noir et lui joue le «Requiem» avant que Salieri ne l'empoisonne, les larmes aux yeux. (5/5)

3) «Le Convive de Pierre» reprend la fameuse histoire de Don Juan en mettant l'accent sur la constante opposition entre plaisir et amour, vie et mort, transformant un personnage classique (donc, simpliste et stéréotypé) en personnage romantique (plus humain et contradictoire). Don Juan revient après l'assassinat du Commandeur et tombe amoureux de sa veuve. Après avoir tué le frère de celle-ci et couché avec sa petite amie, il se déguise en moine et réussit à obtenir rendez-vous avec la veuve. Emporté par la joie, il invite avec sarcasme la statue du Commandeur qui (terreur!) acquiesce à sa demande. Après une confession de son identité sous l'angoisse et le remords, le convive de pierre tue l'amant en duel. (3.5/5)

4) «Le Festin pendant la Peste» conclut les Petites Tragédies en nous présentant une allégorie digne d'un tableau de Jérôme Bosch : des survivants chantent autour d'une table en l'honneur de la peste (au grand dam d'un prêtre qui les rabroue pour avoir troublé le deuil des autres!), une peste qui sème la mort autour d'eux et qui nous rappelle l'importance de profiter de chaque instant de la vie. (5/5)

Les deux dernières mini-pièces, «La Roussalka» et «Scènes du temps des chevaliers» complètent le répertoire théâtral de Pouchkine.

«La Roussalka» nous remonte dans le passé mythologique russe, sur les rives de la Dniepr. Une jeune fille vit chez son père, un meunier un peu avare (retour de thèmes!), et attend avec angoisse le retour du prince dont elle est tombée amoureuse et enceinte. Lorsque celui-ci l'abandonne par devoir d'épouser une fille de haut rang et la compense en lui offrant des richesses, celle-ci, désespérée, s'étouffe et se jette dans la rivière. Des années passent et le prince, rongé par les remords, retourne au moulin qui est dorénavant abandonné et croise un vieillard, le père, qui se prend pour un corbeau, le gardien des roussalkas, les esprits féminins de l'eau. Leur reine, la fille du meunier, demande à son enfant de venir attirer son père dans l'eau pour le revoir et le garder à jamais... Incroyablement, ce qui semble être une destinée terrible devient une délivrance pour le prince car en se noyant dans le monde fantaisiste, il accède à tout ce qu'on lui a interdit dans le monde des hommes. D'ailleurs, Pouchkine y dresse une allégorie des troubles du XIXe siècle : le peuple (la fille) se révolte d'une part contre la féodalité (le prince) et d'autre part, la bourgeoisie (le père).(4.5/5)

«Scènes du temps des chevaliers» exprime encore mieux cette actualité. Frantz dont le père bourgeois refuse de lui prêter de l'argent en l'accusant d'être un poète paresseux décide un jour de vivre chez les «nobles» chevaliers. Il est engagé comme palefrenier par l'arrogant Albert, frère de Clotilde dont il est amoureux mais qui repousse ses avances, au point de convaincre son frère de l'expulser. Frantz revient mais, apprenant que son père est mort et qu'il a donné la maison à son apprenti, commence à nourrir une rancoeur contre la noblesse et décide, avec des paysans, de tenir une embuscade (comme dans «Doubrovski») contre les chevaliers dont Albert. Frantz échoue et se fait capturer par ceux-ci qui lui demandent une chanson avant la pendaison. Celui-ci y excelle avec brio, ce qui émeut Clotilde qui demande la clémence. Albert accepte mais finit par changer le châtiment par une prison à vie au grand dam de Clotilde et de Frantz qui préfère encore la mort plutôt qu'une vie longue et souffrante. (4/5)

Que dire de plus? Voilà tout!