L'imprescriptible
de Vladimir Jankélévitch

critiqué par Gregory mion, le 12 décembre 2012
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Ne leur pardonnez pas, ils savent ce qu'ils font !
C’est sans conteste le livre le plus virulent de Vladimir Jankélévitch, les autres s’inscrivant à l’intérieur d’un périmètre philosophique d’académie, jalonnant des sujets tels que la morale, la mort et la musique. Mais dans la violence de ces pages se dégage la justesse d’un ton entièrement légitime. Il se dégage l’orthodoxie d’une parole qui fait ce qu’elle peut pour conserver son aplomb, car le sujet n’est pas des moindres : s’éterniser dans le deuil de ce que furent les « monstrueuses orgies de la haine » (P. Claudel) au fin fond des camps de concentration et d’extermination, ces lieux d’épuration manigancés par un enchaînement de déplorables volontés. Jankélévitch se montre ouvertement germanophobe contre cette Allemagne fomentatrice d’holocaustes. De « peuple débonnaire », les Allemands de l’hitlérisme se sont changés en « chiens enragés », et Jankélévitch s’excuse auprès des chiens pour avoir établi cette comparaison (p. 45). C’est que l’Allemagne de la « solution finale », toujours plus exterminatrice après les débuts en fanfare des Einsatzgruppen, a descendu d’un cran sur l’échelle ontologique. Il n’est pas un seul animal qui aurait pu inventer ce registre de la nihilisation de tout un peuple auquel on a reproché jusqu’à l’existence au-delà des appartenances culturelles. Le crime des Juifs était insurmontable tel qu’on le leur imputait : ils étaient coupables d’être, ils étaient condamnés par conséquent à ne plus être. C’est le plus haut degré de la méchanceté car, encore une fois, elle touche à « l’ontologique » ; c’est une méchanceté qui ruisselle d’une gratuité terrifiante (p. 25). Il s’agissait alors de concevoir une chosification qui allait définitivement placer ce génocide par-delà n’importe quel précédent de putasserie humaine. En d’autres termes, les camps de l’Allemagne hitlérienne, c’était le comble de la notion de massacre redoublé par une surenchère d’ensauvagement des consciences, dépassant en genre et en nombre les prémisses concentrationnaires de Cuba (1896) ou de la Russie stalinienne. Et les mots qui servent ici à verbaliser l’impossible ne doivent pas tromper le lecteur ; ces mots ont une vocation qui suspend la typologie historique pour y substituer la marque inaltérable du crime de masse, en l’occurrence l’empreinte d’un crime qui défia l’humanité jusque dans l’affreuse sélection d’un bouc-émissaire, jusque dans la désignation d’un particularisme qui arrangeait en fin de compte pas mal de complices du Troisième Reich. S’il y a parole, donc, ce n’est pas celle du colloque, celle de la raison ou celle des conversations pantouflardes, c’est la parole qui vise le désoubli parce qu’elle sait, au fond d’elle-même, que l’imprescriptible est éprouvé par l’organisation des amnésies démocratiques. Jankélévitch se prétendait philosophe de l’oralité, il ne l’a jamais autant été que dans cet exercice de réminiscence de l’éternellement toujours-là.
Il serait impensable de pardonner en pareille descente de l’homme, quand l’homme justement est descendu au cœur de sa plus vile intentionnalité. Ceux qui se sont fait grossir des tumeurs morales (mais est-ce correct de convoquer la morale devant l’ampleur des dégâts ?), ceux qui ont fait les poubelles de l’être en leur individu, ces gens-là sont inconséquents vis-à-vis du pardon. C’est plutôt à eux qu’incombe la décence du pardon, quoique non, ce qui leur incombe en dernière instance, c’est la nécessité de se taire, la capacité de prendre leur ignominie comme viatique avant d’aller rendre des comptes à qui de droit. Les petits fonctionnaires des camps, les bourgeois du dimanche qui fermaient les yeux et détournaient les narines, ainsi que les dignitaires du nazisme, tous sont égaux sur le plan des brutalités et des actions excrémentielles du bourreau. Ceux-là doivent d’eux-mêmes décider de disparaître s’ils ont un quelconque avatar de bon sens. Qu’ils entrent dans le silence pour ne plus déranger le redressement des hommes, qu’ils aillent où ils peuvent, de toute façon il se trouvera des commandos pour les empêcher, si possible, de crever dans un lit douillet. Jankélévitch, en parlant de ceux qui ont inventé le recyclage des peaux mortes en abat-jours ou en savons, les qualifie de « vampire[s]-métaphysicien[s] » (p. 27). Or les goules de la haine, nous devons les poursuivre, les arracher de leurs cercueils de ténèbres, les extrader coûte que coûte afin de les confronter à la fébrile commensurabilité du jugement humain. Quoi qu’il en soit, l’aspect gigantesque du crime, par ses ramifications et ses intolérables trouvailles, sera en permanence au-dessus de n’importe quelle estimation pénale, fût-elle terrestre ou céleste. C’est en outre parce que l’événement est en lui-même prodigieusement honteux qu’il ne cessera de vivre dans une imprescriptibilité de principe. Plus le temps passe, moins l’oubli se conforte. Au contraire, plus le temps passe, plus nous découvrons de choses horribles sur ces événements, plus nous entrons dans le cœur de l’abîme, au milieu d’un dévoilement de déchirures de toutes sortes. Si c’est si terrible, si la révélation est si temporellement débordante, c’est qu’il y avait dans cette folie destructrice une volonté de méthode inégalée. L’Allemagne, en ce temps-là, inventa bel et bien la méthodologie de la néantisation sélective, ce qui la rend à jamais redevable de ses atrocités. Aussi, la moindre des choses, quand-même, c’est que l’on puisse encore en dire un mot quand cela nous chante, mais surtout quand cela s’avère presque un dû. C’est tout le sens des paroles significatives d’A.-M. Rosenthal, citées par Jankélévitch : « […] Il n’y a rien de nouveau à dire sur Auschwitz. Si ce n’est que l’on se sent tenu de témoigner ; on a le sentiment qu’il n’est pas possible d’avoir visité Auschwitz et de s’éloigner sans un mot, sans une ligne ; ce serait, semble-t-il, un grave manque de courtoisie envers ceux qui sont morts là. » (p. 28). De la même manière, après qu’on a lu L’Imprescriptible, c’est-à-dire une somme de petits textes dominés par la « mémoire de l’horreur », il serait quelque part inconvenant de n’en pas rapporter au moins la tentative, à savoir l’espérance d’une perpétuité mémorielle. Ce texte de Jankélévitch, pour bien faire, il faudrait le mettre dans les programmes scolaires, il faudrait le décortiquer non pas à l’occasion, mais bel et bien l’étudier assidûment tout en y adjoignant la nuance du commentaire : Jankélévitch était à ce titre germanophobe, d’accord, mais Jankélévitch, tout de même, possédait une parfaite connaissance de la langue allemande… Il avait même au sommet de sa bibliothèque, disposés sur l’étagère la plus invisible aux visiteurs, les auteurs allemands, ceux-là mêmes qu’il convient probablement de pourchasser par l’esprit, à travers un effort certain, pour ne pas totalement oublier que l’Allemagne a aussi produit du génie. La facétie de Jankélévitch l’emporte en définitive sur toute impression d’implacabilité nerveuse. Il aurait pu nous dire : « Si vous voulez les Allemands dans une vérité davantage présentable, eh bien cherchez-les vous-mêmes, je ne vous y aiderai pas ! »