Oeuvres
de Edmond-Henri Crisinel

critiqué par Eric Eliès, le 5 novembre 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une oeuvre courte et dense, marquée par le tragique et la confrontation avec les forces des profondeurs
L'oeuvre d'Edmond-Henri Crisinel tient tout entière dans ce recueil de 190 pages, dont une cinquantaine sont consacrées à l'appareil critique et aux notes biographiques. Crisinel est de ces poètes "maudits" que leur sensibilité exacerbée a rendu presque inaptes à la vie (Crisinel a alterné les dépressions, qui le conduisirent à plusieurs reprises en maison de repos et asile psychiatrique, et les rémissions, jusqu'à son suicide le 25/09/1948 à l'âge de 51 ans) mais dont l'oeuvre, aussi courte que dense, est faite de fulgurations qui laissent une trace indélébile dans la littérature. Un vers tel que " Miracle d'un seul vers après tant de silence" dit bien la tragédie douloureuse de l'homme pour qui la Poésie est tout, parce qu'elle le seul exutoire possible aux pensées qui l'assaillent et le tourmentent...

L'écriture de Crisinel est en apparence classique : à l'exception de ses derniers poèmes (en vers libres) et de "Alectone", son plus célèbre texte qui est un long poème en prose aux accents mystiques et mythologiques, son oeuvre se compose de poèmes en vers rimés. Néanmoins, l'inspiration n'est pas celle de la poésie classique : il s'agit clairement de l'évocation d'une expérience des profondeurs, aux confins de la folie qui guette celui dont l'esprit est perpétuellement sous tension. Il y a, dans de nombreux poèmes, une espèce de ferveur mêlée à une terreur panique (au sens quasi littéral d'inspirée de Pan, divinité des forêts profondes et des pulsions) face aux forces inconnues qui menacent et/ou broient les hommes. Le poème ci-dessous de 1947 (recopié in extenso) est l'aveu poignant de l'angoisse qui étreint l'homme affrontant des forces qui le dépassent, comme Léda violée par Zeus (qui a inspiré un poème à Crisinel) :

L'inévitable

L'adolescent fou vocifère, halluciné
Par l'approche, la très quotidienne approche
Fatale du dieu fou qui le terrassera.
On entendra leurs cris mêlés. - Il vient. Il est
Venu. - L'adolescent gît mystiquement nu,
Griffé, bleui, par on ne sait quels doigts sauvages.

Parmi ses influences, Crisinel cite Baudelaire et Verlaine mais, par l'intensité de la crise mystique qu'elle évoque et de la souffrance morale qu'elle révèle, la poésie de Crisinel puise aux sources de la pensée religieuse primitive et s'apparente parfois au cri (toujours maîtrisé même si souvent poignant) de la créature abandonnée de son Créateur... Il y a, dans l'oeuvre de Crisinel, une béance ouverte sur les ténèbres (explorée à la lumière des mythologies) qui me rappelle un peu certains poèmes de Gilbert Lély. Mais contrairement à Lély, Crisinel, homme très fortement imprégné de culture chrétienne (qui a voulu mourir en chrétien malgré son suicide), n'a su lui faire face. Il est troublant que ces oeuvres poétiques aient été, pour l'essentiel, écrites dans le contexte de la seconde guerre mondiale, et l'appareil critique n'évoque pas assez l'influence de l'époque sur l'état d'esprit de Crisinel qui a sans doute été ébranlé par l'omniprésence de la mort et la menace d'effondrement de la civilisation. Par ailleurs, il semble aussi, d'après certains sous-entendus dans les notices biographiques et dans les articles de Crisinel publiés dans "La revue de Lausanne", que Crisinel ait dû affronter des désirs homosexuels qu'il condamnait et a refoulés.
L'appareil critique est néanmoins très complet et, par sa richesse et sa subtilité (il semble avoir été écrit par des gens qui ont connu Crisinel), très utile à la compréhension de l'oeuvre et des textes. Il est à noter que Philippe Jaccottet, quand il avait une vingtaine d'années, a fréquenté Crisinel.