La photo du colonel
de Eugène Ionesco

critiqué par Eric Eliès, le 1 novembre 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Les nouvelles d'un grand écrivain, dont l'oeuvre non théâtrale est trop méconnue
Ce recueil de nouvelles démontre que Ionesco, au-delà d'être un grand dramaturge qui a renouvelé le théâtre, est un grand écrivain. Son écriture en prose, d'un style à la fois classique et limpide, presque élégant, se lit avec plaisir et parvient à saisir toutes les nuances qui font glisser le quotidien vers le fantastique.
Les thèmes des récits, dont certains furent les points de départ de pièces de théâtre fameuses (notamment Rhinocéros, Victimes du devoir), sont traités sans emphase et de manière presque "naturaliste" comme dans certains rêves angoissants où le décalage avec le réel semble à la fois évident et insaisissable... Ces nouvelles ne sont pas l'adaptation en prose de canevas de pièces théâtrales : au contraire, il y a assez peu de dialogues et Ionesco manifeste un grand talent d'écrivain dans la progression du récit et la subtilité des descriptions. Cet art du récit fantastique m'a parfois fait songer à Buzzati et à Richard Matheson, notamment "Rhinocéros" dont la progression et la chute font irrésistiblement penser à "Je suis une légende". Mais les récits de Ionesco sont bien plus oniriques que fantastiques, même s'ils sont également inquiétants, car il y a peu d'action : le coeur du récit réside dans l'évolution psychologique du narrateur (tous les récits sont à la 1ère personne) qui, au final, affronte une expérience de solitude physique et métaphysique accentuée par l'incompréhension voire l'hostilité de ceux qu'il croise : le narrateur de "Oriflamme", emporté dans l'espace par un cadavre dont il cherche à se débarrasser ; la rencontre finale avec l'assassin dans "La photo du colonel", incarnation humaine du mal absolu dont l'intensité désarme le narrateur ; la détresse du dernier homme dans un monde où tous les hommes se sont transformés en rhinocéros ; etc. "Le Piéton de l'air" est la meilleure illustration de l'art fantastique selon Ionesco, qui brasse les thèmes de la littérature fantastique pour les faire basculer dans l'angoisse métaphysique absolue... Contrairement au théâtre de Ionesco où l'absurdité suscite souvent le rire, il n'y a (presque) pas d'humour dans ces nouvelles où le lecteur est immergé dans les angoisses du narrateur.

Les deux derniers récits sont d'une veine d'inspiration différente :
- "La vase" n'est pas fantastique mais elle est extraordinaire par son évocation de l'agonie d'un homme confronté à son délabrement physique, et par la densité de présence de la Mort, qui l'engloutit peu à peu. Cette nouvelle, qui m'a fait songer à "Malone meurt" montre bien la pertinence du rapprochement entre Beckett et Ionesco..
- "Printemps 1939" sont des notes autobiographiques de l'été 1939 : les souvenirs emmêlés tissent un décor d'univers quotidien fantastique, plein d'interrogations et de ruptures et de douleurs enfouies... Comme si la vie était aussi incertaine que le rêve : le recueil s'achève d'ailleurs sur l'évocation des souvenirs dont les formes mouvantes se désagrègent, dans la fixité du réel...