Préférences
de Julien Gracq

critiqué par CC.RIDER, le 30 octobre 2012
( - 66 ans)


La note:  étoiles
Une littérature très finement observée
Ce recueil comporte quatorze textes de formes assez différentes ayant tous pour sujet la littérature en général et les « préférences » de Gracq en particulier. Certains articles sont des analyses assez savantes de l'oeuvre et du style littéraire d'auteurs aussi connus que Chateaubriand (qu'il nomme le « Grand Paon », c'est tout dire), Racine et Barbey d'Aurevilly qu'il égratigne au passage, Lautréamont, Edgar Poe, Junger et Novalis pour qui il a une grande admiration. Il nous propose également de véritables études littéraires comme le « Spectre du poisson soluble » sur le surréalisme, « A propos de Bajazet » sur le classicisme ou « Un centenaire intimidant » consacré à l'oeuvre de Rimbaud. Le lecteur découvrira une conférence donnée à l'Ecole Normale Supérieure intitulée « Pourquoi la littérature respire mal » dans laquelle, entre autres choses, il démontre qu'il y a deux sortes de littératures : celle des créateurs et celle des monnayeurs qui « vulgarise pour les lecteurs attardés la production au ton d'avant-hier ». La littérature de création se subdivisant elle-même en deux écoles, une littérature de rupture (celle du nouveau roman, de l'existentialisme ou du surréalisme) et une littérature de la continuité ou de la tradition. Toutes deux coexistent au lieu de se combattre et de s'annihiler. « Les yeux bien ouverts » est un entretien radiophonique sous forme de dialogue sur le thème de la rêverie, du voyage et de la chambre interdite.
Et enfin, last but not least (en réalité le texte d'ouverture de l'ouvrage et le plus intéressant à mon goût) « La littérature à l'estomac », un long article ou un court essai sous forme de véritable pamphlet publié en 1950 dans la revue « Empédocle » de Marcel Camus. Gracq y brosse un état des lieux argumenté de la littérature de son époque. Au sortir de la guerre, il constate que les gens lisent de moins en moins (que dirait-il aujourd'hui ?). Les lecteurs et critiques préfèrent se baser sur des réputations et répéter ce qu'ils ont entendu ici ou là sur tel ou tel écrivain sans pour autant faire l'effort de réellement connaître son oeuvre. Quant à l'écrivain, son statut s'apparente de plus en plus à celui du fonctionnaire. L'éditeur lui procure une véritable rente de situation. Des clans, des coteries politiques s'organisent pour établir une sorte de totalitarisme de la pensée. Il vise Sartre et l'existentialisme. « Autant Nietzsche a toute sa place en littérature, autant Kant ne l'a pas. » dit-il.
Un peu daté, mais très finement observé, cette charge (et tout l'ensemble de ces textes d'ailleurs) résonnent d'autant plus cruellement à nos oreilles aujourd'hui que les maux dénoncés par ce professeur qui avait abandonné la fiction pour se consacrer à disséquer la littérature sont toujours les mêmes et en bien pire maintenant. A lire en le réservant quand même aux « spécialistes ».