Le paradigme perdu: la nature humaine
de Edgar Morin

critiqué par Falgo, le 3 octobre 2012
(Lentilly - 84 ans)


La note:  étoiles
Les fondements d'une pensée
Il est très difficile de classer Edgar Morin dans une catégorie classique (sociologue? ethnologue? anthropologue? épistémologue?) tant il a construit ses démarches sur les frontières entre les disciplines scientifiques et plaidé pour leur fertilisation croisée. Je suis retourné à ce livre, paru en 1973, après la lecture de "La Voie" car il me semble constituer le soubassement sur lequel est construite sa réflexion sur l'homme en société.
Il affirme qu'un séjour "parfaitement libre" au 'Salk Institute for Biological Studies' lui a permis de réaliser une véritable reconversion théorique. Le livre est issu de ce mouvement intellectuel et en présente les principaux aspects.
Morin a repéré dans les sciences de l'homme leur perversion par "le mythe humaniste de l'homme sur-naturel" et la transformation en modèle conceptuel de base de l'opposition nature-culture. Son plaidoyer, et il n'est heureusement pas le seul sur cette voie, soutient que "l'homme est une totalité bio-psycho-sociologique". Affirmer cela peut paraître banal, mais tenter de le démontrer, comme le fait Morin, ne l'est pas et est véritablement passionnant. D'autant plus que Morin fait justement appel à toutes les disciplines scientifiques citées plus haut qui concourent à la connaissance de l'homme.
Pour lui, les sciences de l'homme doivent faire une révolution permettant de considérer l'homme comme un système complexe en relation étroite et interdépendante avec un écosystème qu'il influence et par lequel il est influencé.
L'ouvrage constitue alors une tentative de reconstitution du parcours de l'hominisation. Il repère les caractéristiques des sociétés des primates pour en étudier le prolongement dans la construction des sociétés humaines primitives. Parallèlement il s'appuie sur l'évolution du système cérébral qui a permis à l'homme (locomotion bipède et station verticale) de se détacher progressivement des primates. Il retrace les évolutions liées au passage de la forêt à la savane, à celles provenant de la pratique de la chasse et à la constitution de groupes sociaux (distinction des rôles féminins et masculins, stimulation des aptitudes stratégiques à la survie, rôle du feu dans l'alimentation, établissement de la masculinité comme classe sociale dominante, rôle des jeunes dans l'innovation technique, développement du langage et naissance de la culture, etc.) qui en découle.
Ainsi s'est établie et n'a cessé de se développer la complexité des sociétés humaines qui ne peut être saisie que par l'ajustement d'une pensée complexe capable de saisir simultanément les contraires inhérents à la nature humaine: nature/culture, sapiens/demens, ordre/désordre, pulsions/rationalisation, sexualité/activités mentales, conscience/connaissance, magie/névrose, etc.
Il en arrive par cette démarche à distinguer trois stades d'organisation sociale: arkhé-société (ou société de la préhistoire), paléo-société (ou société de la reconnaissance de la famille comme cellule de base), société historique (ou société de l'expansion démographique, de l'agriculture fertile et de l'élevage de grands troupeaux, de la guerre se substituant à la chasse, de l'opposition sédentaires-nomades jusqu'à l'urbanisation croissante).
Pour Morin, l'évolution de la 'société historique' en est à un point de rupture qui la conduirait à une "quatrième naissance de l'humanité" vers une société hypercomplexe qui demande, pour la comprendre, d'utiliser toutes les formes de la pensée complexe. C'est alors le chemin que trace, 40 ans après, "La Voie". Il est rare de suivre ainsi le parcours d'une véritable pensée des prémisses à l'aboutissement tellement caractérisé par les soubresauts qui se produisent sous nos yeux. Citation (p.233): "Aujourd'hui, dans la crise gigantesque qui rend peut-être possible une quatrième naissance de l'humanité, le problème de l'ambiguïté et de l'incertitude entre l'erreur et la vérité est porté à son paroxysme."
Et cela a été écrit il y a 40 ans.
Un grand livre à méditer pour comprendre notre temps.