La pensée et le mouvant, essais et conférences
de Henri Bergson

critiqué par Gregory mion, le 22 août 2012
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Probité dans la philosophie.
Parvenu au crépuscule de sa vie, Bergson réunit en 1934 plusieurs essais et conférences pour en constituer le présent recueil : La Pensée et le Mouvant. Dans cette œuvre qui justifie le magistère encore vivant du bergsonisme alors que le philosophe devait vivre sept autres années, tous les points cardinaux d’une pensée sont récapitulés par un esprit habile et expérimenté. C’est donc l’occasion d’une présentation définitive de la philosophie telle que la concevait Bergson, lui qu’on avait pourtant destiné aux mathématiques aux premiers temps de sa jeunesse estudiantine brillante. Peut-être que l’affection initiale des raisons mathématiques est ce qui a conduit Bergson à une clarté et une langue exemplaires, le poussant vers l’obtention méritée d’un Nobel de Littérature qu’on lui aura parfois reproché de loin, comme par exemple le commentaire de Bertrand Russell qui ne voyait chez Bergson qu’un styliste avant d’y déceler un penseur de profession. Ces critiques doivent cependant être laissées de côté dans une exposition généraliste du bergsonisme.

Une introduction en deux temps ouvre La Pensée et le Mouvant. Elle nous expose le constant souci de Bergson au sujet de l’identification des problèmes philosophiques, répartissant les questionnements entre ce qu’il convient d’examiner de plus près et ce qu’il convient de désigner comme un faux problème. Cette ouverture nous rappelle que l’œuvre tout entière de Bergson est traversée par une intuition : la durée. Dès le début de sa carrière, Bergson avait compris que nos conceptions du temps étaient sinon erronées, au moins maladroitement acheminées dans les discours qui se proposaient de les penser. Il s’est effectivement trouvé une tendance naturelle à vouloir réduire le temps à des scansions successives, autant de segmentations comparables à une liturgie pratique de l’existence – on passait ainsi à côté du temps en tant que tel. L’extrême divisibilité du temps en portions multiples engendra simultanément une confusion entre le temps et l’espace, le temps devenant des parties de l’espace (l’horloge), et l’espace devenant un territoire malaisément circonscrit, ouvert à tous les excédents de nos moyens de le penser et de le posséder. C’était en cela méconnaître la durée, autrement dit le temps délivré de sa prison horlogère et revenu à sa nature spécialement jaillissante, débordante et immanente. Pour Bergson, le concept de durée atteint une apogée radicale du point de vue de sa conceptualisation (on en trouvera une trace inaugurale chez Spinoza dans son articulation de l’absolu et des modes finis, le premier étant considéré « sub specie aeternatis », les seconds « sub specie durationis ») : avec Bergson, la durée se transforme en un mouvement imprévisible de création où toute essence est l’occasion d’un dynamisme, annulant par conséquent l’idée d’un passé statique où les souvenirs seraient des tombeaux inertes, de même que l’idée d’un futur prédéterminé puisque l’avenir, compris dans un temps qui dure, est moins apte à développer une singularité désignée qu’à modifier la signification de tout ce qui le précèdera. À partir de ce nouveau tempo de la durée, pour ainsi dire, on accède à deux éléments théoriquement féconds : 1/ une mémoire affective qui peut restituer une émotion ancienne sans la réduire à une « peau morte » de l’individu ; 2/ la notion de liberté qui n’est plus limitée au choix prétendument libre entre deux actions, mais qui s’améliore à travers une création continuée de possibles.
La mémoire affective constitue par exemple une thématique très utile dans le domaine de la formation d’un acteur ou d’un comédien car, à ce dernier, on demandera d’agir de sorte à ce que son geste soit cohérent avec la réactivation d’une émotion particulière. On a souvent noté par ailleurs que le geste de l’acteur pouvait davantage dire que sa parole, mais pour y réussir l’acteur doit atteindre avec lui-même et son personnage une intimité physique où la relation entre le geste qu’il accomplit et la base psychologique d’où celui-ci émane sera intelligible – c’est une méthode qui était âprement défendue par Stanislavski alors qu’on était encore loin de l’avènement de l’Actors Studio. Dans ce cas de figure, il est possible de parler d’une « attention à la vie », d’un acteur typiquement auteur au lieu d’être l’imitateur d’un cahier des charges de la mise en scène. C’est par cet intermédiaire, entre autres postures que voudra privilégier le cinéaste, que le cinéma a des chances d’échapper à l’illusion d’un temps partout découpé, partout atteint de l’illusion rétrospective où vient se vautrer la prévisibilité. Si la durée implique dans tous les niveaux de la vie une création volcanique, il est préférable de se voir plutôt comme un fabriquant, comme un inventeur perpétuel qui ne cesse d’avancer au lieu de s’enfermer dans une ambiance qui va à rebours, qui marcherait donc à reculons en se satisfaisant de découvrir alors même qu’il importe davantage d’inventer (cf. sur la différence découvrir/inventer la présentation de Bergson sur le pragmatisme de William James – pages 239-251).
Ce replacement de la durée dans l’ordre des idées philosophiques aboutit à une méthodologie qui devrait être capable de disqualifier les faux problèmes de la métaphysique (parmi ces faux problèmes, Bergson a spécifiquement condamné l’impossibilité du mouvement chez Zénon d’Élée). Toutefois, ce programme de pensée induit un effort philosophique réel, un effort très éloigné de ce qu’on imagine aujourd’hui correspondre au travail philosophique tel qu’il est affreusement médiatisé. Les dernières pages de l’Introduction décrivent à merveille les qualités de la compétence philosophique, et c’est en outre le seul endroit de toute l’œuvre bergsonienne, peut-être, où l’auteur mentionne l’objet de son antipathie. Puisque nous sommes en nature mieux destinés à fabriquer qu’à nous imaginer saisir par le langage les jeux de la nature, Bergson dénonce par opposition à « l’Homo Faber » la figure de « l’Homo Loquax » (page 92), à savoir cet homme qui nous dérange par son flot de paroles et qui ne fait rien d’autre que réfléchir à ses discours. Le souhait bergsonien, contre le débordement des mots et le trop-plein de sujets traités, ce serait de concevoir le métier de philosophe non plus comme une duperie où le tout et le n’importe quoi feraient acte de matière philosophique (un hobby ne saurait devenir une caution de pensée comme le souligne un de mes collègues), mais tout au contraire comme la sagesse de creuser pas plus de deux ou trois sujets en les étudiant à fond et en les replaçant sous le sceau de l’universalité du savoir. Philosopher, c’est donc accepter une tension critique entre l’analyse d’un vaste savoir et l’ineffabilité d’une intuition qui s’inscrit dans la durée des choses. Ce n’est qu’en procédant de cette manière qu’on pourra éventuellement insuffler à la pensée humaine le mouvement dont elle est privée quand on se trompe de problème, quand on se soumet aux prescriptions statiques, ou pire quand on en vient à consulter des hommes notoirement incompétents parce qu’ils détiennent une certaine habileté de parole confondante (pages 90-91). L’offensive de Bergson traduit dans le cas présent une impitoyable critique de la vie politique dont nous ne sommes pas épargnés. Il semble même que l’on soit arrivé à une situation des plus abominables dans notre paysage politique de France où nous peinons à valoriser les hommes pleins d’inventivité et de compétence réelle, leur préférant des mauvais sophistes, voire des diplômés dont on ne comprend guère qu’ils soient en train de discourir sur des sujets qui leur ont toujours été étrangers alors qu’ils serait plus sage de leur part d’intégrer les salles de classe où, suppose-t-on, ils seraient plus utiles. Bornons-nous à ne faire qu’un elliptique résumé du contexte ; le lecteur sera suffisamment intelligent pour se choisir des noms et les démonter méthodiquement de leurs perchoirs.

On poursuivra le renforcement de la méthodologie bergsonienne en consultant son « Introduction à la Métaphysique » (pages 177-227). Cet essai marque la différence entre voir du dehors (analyse) et voir du dedans (l’intuition), prenant de nouveau le temps d’expliciter ce qu’il faut attendre d’une compréhension de la durée réelle. C’est aussi l’opportunité de revenir en arrière dans l’ouvrage et d’aborder le fabuleux petit essai « Le Possible et le Réel », publié en 1930 dans une revue scandinave. Cet essai est probablement la meilleure synthèse des intuitions bergsoniennes et il faudrait idéalement le lire en convoquant un maximum de champs disciplinaires afin d’en vérifier la grande éligibilité épistémologique.
Dans « Le Possible et le Réel », Bergson met en évidence le déséquilibre entre nos représentations et ce qui advient réellement dans le monde. Quel que soit notre objet d’intérêt, quelle que soit notre puissance de divination ou d’expertise, on n’y pourra jamais rien : les choses arrivent selon un angle chaque fois nouveau, selon une source toujours originale. On aura beau se focaliser sur la faculté de rendre la connaissance inerte (et par là même un peu trop livresque), le monde demeurera vivant et c’est pourquoi il ne se laissera pas contraindre par le pouvoir d’immobilité de l’esprit humain. Sitôt qu’on en vient à accepter le temps réel de la durée, on saisit que le monde se dérobe constamment à nos aspérités conceptuelles, un peu comme si le temps réel produisait un effet paradoxal de retardement que l’habitude psychologique nous incline à penser à l’instar d’une vitesse rectiligne, c’est-à-dire une vitesse de préférence ancrée sur notre rythme propre. En d’autres termes, le temps de la pensée paraît inadapté au temps de la nature, en quoi Bergson précisera dans une formule si caractéristique que la nature, si elle n’a guère voulu la SPÉCULATION, a en revanche voulu l’ACTION. On comprend dès lors que la définition de l’intelligence, fixée comme une faculté de coordonner un flux de connaissances stabilisées, doit être révisée car, en tant que telle, l’intelligence ne paraît aucunement préparée à appréhender la nouveauté. Le sous-entendu, c’est que nous n’avons que très peu évolué depuis l’époque de l’allégorie de la Caverne où les chefs étaient ceux qui pouvaient montrer des régularités parmi les ombres du réel. L’autre sous-entendu, c’est que nos théories sur le vivant et l’évolution des espèces sont amplement falsifiables – on verra le formidable film La Vénus Noire d’Abdellatif Kechiche pour se rendre compte de la rigidité de quelques théories biologiques.

Il suit de là que notre compréhension du réel est viciée à la base car on a fait du possible moins que le réel, justement parce que nous mésestimions la survenance du nouveau sur la scène du vivant – on a raisonné en préférant penser que les choses sont plus ou moins prévisibles. Tout à l’inverse, l’effort que nous devons faire, c’est d’essayer de raisonner en pensant qu’il y a plus dans la possibilité des états successifs que dans leur réalité. Ce surcroît d’être dans le possible s’explique par un acte de l’esprit qui, pendant que le possible s’accomplit, infléchit le possible dans un passé qui reste à définir. Ainsi la possibilité ne précède pas sa réalité ; la possibilité aura plutôt précédé la réalité une fois le possible accompli, occasionnant de la sorte un enrichissant remaniement du passé, connectant celui-ci avec le temps vécu et le temps qui vient (c’est l’unité temporelle où s’élabore la durée). Conséquemment, on peut dire que l’œuvre du monde est mille fois plus riche que la plus grande œuvre d’art car nul ne saurait introduire dans son geste une forme d’anti-durée qui le récompenserait d’un quelconque don de « voyance ». S’il y a quelque chose à voir, c’est dans l’imprévisible qu’on le verra parce que le réel se détermine partout comme une terre du possible. On ne négligera donc pas l’apprentissage du réel et nous ferons escale vers toutes les marges dédaignées par les traditionnelles préférences spéculatives. Dans cette perspective, Bergson a l’air de dire que l’hésitation vaut mieux que la certitude, et pour apprendre les vacillements du réel et les chocs de la nouveauté, rien ne vaut les littératures et les cinématographies de monstres où les états de droit sont éprouvés par d’horribles envahissements. Est-ce à dire par exemple que le roman d’épouvante peut constituer une nouvelle dimension du roman d’apprentissage ? Qu’on en juge en lisant Bergson de près et en relisant scrupuleusement l’ultime paragraphe de l’essai « Le Possible et le Réel » (page 116 – Bergson nous fournit ici un potentiel supplément de réponse à propos du « paradoxe de l’horreur » tel que l’a étudié Noël Carroll dans The Philosophy of Horror, or Paradoxes of the Heart, et dont nous achevons en ce moment la traduction française).