Rock Springs
de Richard Ford

critiqué par Heyrike, le 12 novembre 2002
(Eure - 57 ans)


La note:  étoiles
L'Amérique d'en bas
Richard Ford est bon écrivain qui s'attache à parler des "gens d'en bas", ceux qui peuplent ce vaste pays, où le ciel immense étend son voile d'un bleu azur qui transcende les vies. La plupart des personnages sont souvent à la dérive sur le grand fleuve Amérique, les autres sont à quai avec comme seule perspective d'être à leur tour rejeté dans le tumulte des flots.
J'avais beaucoup apprécié ses deux romans qui ont pour héros Frank Bascombe, "Un week-end dans le Michigan" et "Indépendance" (prix Pulitzer 1996) dans lequel on assiste à la lente et inexorable étiolement de son existence qui lui fera perdre complètement toute illusion sur une vie dont il avait rêvé.
Rock Springs est un recueil composé de 10 nouvelles, l'auteur nous raconte les errances et les luttes des personnages pour subsister dans un monde qui ne les reconnaît pas, qui les a abandonnés sur le bord de la route de la prospérité.
Parmi celles ci je vous parlerai de celles que j'ai le plus appréciées.
"Great Falls" Jackie Russel après une partie de chasse avec son père rentre chez eux pour découvrir sa mère sur le point de s'enfuir avec un jeune homme, la rencontre sera quelque peu surréaliste et brisera à jamais la vie de la famille Russel. Aucun des protagonistes ne semble pouvoir maîtriser son destin parce qu'ils ne semblent pas percevoir clairement ce qui pourrait empêcher les choses de se produire.
"Amoureux" Russ et Arlene accompagnent l'ancien mari d'Arlene, Bobby, à la maison d'arrêt où il doit purger une peine de prison. Mais il sait très bien que sa peine il la purge depuis que lui et Arlene ont divorcé. Bobby tente de comprendre à quel moment sa vie à dévier au point de perdre sa femme et de se retrouver en prison. Ils se retrouvent en fin de compte tous prisonniers d'une existence qui les mènent vers un avenir qui ne leur appartient déjà plus.
"Mort de froid" Les et Troy rencontrent Nola dans un bar où ils passent une partie de leurs soirées. Les est au chômage et s'est vu contraint de revenir vivre momentanément chez sa mère, Troy lui est un chauffeur de taxi paralysé des deux jambes depuis son accident de parachute, quant à Nola, elle erre dans les bars où elle boit en attendant une éventuelle rencontre pour une nuit. Tous les trois décident de mêler leurs destins le temps d'une soirée au cours de laquelle Les et Nola se tiennent chaud et Troy parvient à pêcher un jeune chevreuil mort dans la rivière glacée ("où seul dans ce bled pourri un infirme peut attraper un chevreuil meurt de faiblesse").
Comme dit Nola à Les : "[…] toi tu as besoin qu'on te fasse confiance. Sinon tu n'es rien." Et c'est, je crois, un problème fondamental dans nos sociétés modernes et industrielles où la confiance en l'individu n'étant pas une valeur marchande rentable on se retrouve vite débarqué de " l'Américan way of life ".
"Enfants" Claude Philips, à moitié indien Blackfoot et George, complètement blanc, (ils ont tous les deux 17 ans) partent dans une virée accompagné par Lucy, une jeune fille qui s'est enfui de chez elle et qui s'est retrouvée dans un motel avec le père de Claude Un gros indien Blackfoot qui après une correction infligée à son fils et un peu d'argent pour qu'il ne dise rien à sa mère lui cède la fille. Ils atteignent la rivière Mormon Creek où Claude entreprend de pêcher. Chacun cherche à savoir qui est l'autre mais surtout qui ils sont eux-mêmes désespérément, écrasés par le ciel immense du Montana qui éclaire les hommes sans qu'ils puissent pour autant être en mesure de voir vraiment où se situe le sens de leurs actions, surtout si celles ci n'ont d'importance pour personnes, mêmes pas pour eux-mêmes. Lucy enlève sa belle robe verte comme un défit lancé aux deux garçons, cette frêle enveloppe de tissu qui recèle tant de secrets. Claude plonge dans les remous de cette rivière de vie, George préférant laisser les choses suivre leurs cours, à l'écoute des sons mystérieux de la nature il songe qu'il n'avait jamais pensé à autre chose qu'à lui-même sans pouvoir vraiment y échapper, cela le rend amer, solitaire et inutile. Alors pour une fois il pense à sa mère partie dans une escapade quelques années auparavant, escapade dont son père pense quelle cessera et qu'elle reviendra certainement à la maison un jour. Etait-elle partie avec un garçon comme lui ou son copain Claude ? Les personnages semblent être pris dans le carcan de leurs existences, et rien ne semble pouvoir modifier le cours des événements car le monde dans lequel ils errent été déjà comme ça bien avant leurs naissances, et même les grands espaces du Montana, illuminés par un sentiment de liberté mystérieuse, ne paraissent pas capables d'apaiser les angoisses d'une vie incertaine.
"Optimistes" Frank Robinson a 15 ans lorsque son père tue deux hommes dont un devant ses yeux, le destin de toute sa famille bascule. Son père est cheminot à Great Falls. Le syndicat tout puissant fait la pluie et le beau temps en prenant les décisions qu'ils souhaitent sans que les patrons puissent contester quoi que ce soit, mais cette fois ci les choses sont un peu différentes, en effet malgré les efforts du syndicat une vague de licenciement menace la tranquillité des cheminots. Le père de Frank craint pour son emploi. Un soir au cours d'une manœuvre de wagons, un vagabond se fait trancher en trois par les roues du boggie, il rentre chez lui complètement abasourdi et incrédule face à ce qui vient de se produire. Et tout en racontant l'horrible accident à sa femme, Boyd un des invités de celle-ci présent pour une partie de bridge, intervint en exultant contre le père de Frank, en l'accusant de non assistance à personne en danger, d'incapable, de parasite de la nation. Le père de Frank lui intime de sortir de chez lui avant de le frapper en pleine poitrine d'un seul coup de poing, un seul. On ne peut que constater une fois de plus que toute existence est lier aux événements passés et à ceux imprévisibles qui font qu'on emprunte des chemins qui mènent vers un avenir que rien n'aurait laissé présager.
Toutes ses nouvelles reflètent le désespoir et le désarroi des personnages qui luttent chacun à leur façon ou du moins selon la perception, qui est plus ou moins en rapport avec la réalité qu'ils se font de leur existence. La lutte semble ne pas avoir de but probable, mais il n'est pas envisageable pour aucun d'eux de laisser suivre le cours des événements sans tenter de maintenir à flots leurs existences.
Un chef Amérindien face à la débâcle de son peuple confronté à l'homme blanc, dit ceci un jour " lorsque le courant du fleuve est déchaîné, rien ne sert de nager à contresens, autant suivre le cours de celui ci afin de préserver le peu qu'ils vous restent"
J'ai apprécié le style sobre et touchant de chaque nouvelle, les personnages laissent filtrer l'humanité qui nous fait trop souvent défaut. J'ai toujours eu beaucoup de plaisir à lire des oeuvres qui nous prennent par la main et nous emmène à la rencontre des histoires d'hommes et de femmes qui ne sont jamais si éloignés que ça de notre propre parcours sur ce long chemin (..pas toujours si long parfois, hélas..) que l'on se plaît à nommer vie. Et puis il y a les trains qui passent dans le lointain sous ce ciel splendide qui éclairent les paysages du Montana, et ces vols d'oies blanches par centaine qui illumine le ciel matinal et brumeux. Les rivières chantent leurs hymnes à la vie où les poissons frétillent jusqu'à ce qu'un homme, à la recherche de réponses à des questions qui depuis la nuit des temps tourmentent l'esprit de chacun, vienne plonger sa canne à pêche pour l'attraper. Et qui sait ce qu'il espère remonter du fond de ces abysses ?
10 nouvelles 8 étoiles

Richard Ford est américain, et revendique manifestement son attraction pour l’état du Montana, donc l’Ouest_Nord-Ouest des USA ; une région de grands espaces montagneux (l’Ouest mythique plus que l’Amérique urbaine). Ce n’est pas un écrivain des villes américaines, il serait plutôt dans la tendance Jim Harrison, intéressé par la vie de « l’Homo Americanus profond » !
Le format de la nouvelle semble convenir particulièrement à Richard Ford, plus à même d’évoquer les petits instants – ou qui paraissent comme tels - qui vous font basculer une vie, qui vous changent un homme davantage que développer une longue histoire qui constituera un roman. Il me semble en tout cas.
Si le Montana et ses petites villes écrasées dans la nature omniprésente de cet Etat grandiose constitue une unité de lieu, il y a aussi en quelque sorte une unité de thème.
La « déglingue », la précarité de vie des « petites gens » - enfin, non, même pas « petites gens », gens simples simplement. La déglingue, la fin inéluctable d’une relation amoureuse, et quelque part, qui transparait en filigrane à mes yeux, le malaise américain, l’absence d’alternatives à l’American Way of Life telle qu’on la perçoit et qui est tellement écrasante pour ceux qui ne roulent pas sur l’or. Ecrasante et débilitante de conformisme et d’absence d’envergure.
Les héros de Ford justement ne roulent pas sur l’or, ne sont pas trop éduqués – je veux dire par là ne disposent pas d’un bagage culturel, d’une ouverture sur des horizons différents, tels qu’on peut en disposer en Europe, quoiqu’on en dise. Emplois précaires, horizons bouchés et vies qui partent en vrille à la suite d’un micro-instant, le genre de micro-instant qu’on ne perçoit que longtemps, longtemps plus tard. Voilà le genre de thèmes traités au fil de ces dix nouvelles par Richard Ford.
Et encore une fois ce format est parfaitement adapté à sa plume.

« - J’ai une question à te poser, me dit Arlene en ouvrant son paquet de cigarettes. Ta parole vaut quelque chose, n’est-ce pas ?
A mes yeux, oui.
Elle m’a regardé en souriant, car elle m’avait déjà posé cette question, et je lui avais alors fourni cette réponse. Elle a tendu le bras vers moi pour me saisir la main, puis ses yeux ont suivi la route gravelée jusqu’à l’endroit où la Clark Fork coulait vers le nord, où le brouillard qui se dissipait avait modifié la couleur des arbres qui paraissaient plus verts, alors que l’eau de la rivière était d’un bleu-noir plus foncé.
A quoi penses-tu en te mettant au lit près de moi tous les soirs ? Je ne sais pas pourquoi j’ai envie de savoir ça, mais j’y tiens, dit Arlene. Ca me parait important.
A vrai dire, je n’avais même pas besoin d’y réfléchir, car je connaissais déjà la réponse ; j’y avais déjà réfléchi, je m’étais déjà demandé si cela tenait à mon âge, à la présence d’un ancien mari, ou bien au fait que je devais élever seul ma fille, et qu’elle était la seule personne dont j’étais absolument certain.
A ce moment-là, je pense qu’un autre jour vient de se terminer, répondis-je à Arlene. Un jour que j’ai passé avec toi. Et que maintenant, il est derrière nous. »

Tistou - - 68 ans - 7 avril 2009


Survivre 8 étoiles

Heyrike, il y a quelque temps déjà, nous avait donné envie de lire ce recueil de nouvelles et il avait plus particulièrement mis l’accent sur ses cinq préférées.
Je ne reviendrai pas sur ce qu’il a très bien écrit et insisterai sur les cinq autres qui sont aussi de très beaux textes. Certes le thème de la faille, de l’errance, des paumés du rêve américain est constant mais avec des touches différentes d’une nouvelle à l’autre.

Chaque nouvelle qui n’est bien sûr jamais un mini roman a sa propre tonalité. Ainsi, dans celle qui donne son titre au recueil, on retrouve un couple et la fille du mari en route vers la Floride. La tension est perceptible puis la vieille voiture, volée, tombe en panne. Finalement ils se retrouvent à Rock Springs. Il sait qu’elle prendra un car demain pour une destination inconnue et qu’il se retrouvera seul une fois encore avec sa fille. Faire face au désarroi.

Dans une autre, un homme que sa femme vient de quitter et qui est lui aussi en partance passe un moment insolite avec deux femmes avant de découvrir que c’est seulement le début d’une période de déveine. Ainsi dit, ce n’est rien mais tout l’art de Richard Ford est de faire de cette minuscule histoire le récit du destin d’un homme.

« Communiste » est une histoire d’oie blessée pendant une partie de chasse et cet incident fera d’un adolescent un homme.

Une autre encore raconte un voyage en train au cours duquel se joue un marivaudage amer, remonte à la surface le souvenir d’une femme qui pleurait, « comme si la vie était désormais hors de portée ».

Comme toujours chez Ford il s’agit de survivre et ce n’est pas le plus facile.

Jlc - - 81 ans - 8 mars 2006