Les transformations silencieuses
de François Jullien

critiqué par Critizen, le 15 août 2012
( - 39 ans)


La note:  étoiles
Les transformations silencieuses
Dans cet essai, François Jullien considère « les transformations silencieuses » comme les éléments d’un changement que nous ne savons pas percevoir. Cette transformation s’opère « sans crier gare ». Elle est indépendante de nous, alors que c’est en nous qu’elle fait son chemin. Il montre combien « les transformations silencieuses » constituent ce que la pensée occidentale a le plus de mal à saisir, alors que la culture chinoise leur accorde, au contraire, une attention soutenue. En effet, la pensée chinoise valorise la transformation. Elle est globale, progressive et dans la durée. Il n'y a qu'un continuum dans la transformation duquel est inséré l'humain et qu'il influence du seul fait de ses propres transformations non volontaires. Alors que pour la pensée occidentale, la transformation est marquée par le passage d'un état bien défini à un autre : du jeune au vieux par exemple. Pour la pensée chinoise, la transformation est plutôt une transition qui « modifie tout en continuant, qui ferme mais qui ouvre ». Prendre en considération les transformations silencieuses fait voir autrement le même paysage : ce qui émerge sous forme d'un « événement » - unique, radical et brusque - ne serait finalement que le résultat d'une longue et lente accumulation de transitions infimes.

L’une des hypothèses du livre est que la culture chinoise n'a jamais thématisé « le temps » comme notion générale et unique. Cette grande abstraction serait-elle, sur le versant occidental, la contrepartie de l'incapacité à rendre compte des transformations silencieuses ? Le temps est pour l’Occident une fiction de continuité, qui préside in fine à tous les changements. Ainsi depuis Aristote, Platon et le Christianisme, s'enseigne en Occident une représentation ordonnée du monde ayant une « origine » et une « fin ». Aux commandes, le « sujet-homme » agit au nom de grands idéaux, de buts déterminés et lointains. Fondé sur l'abstraction, ce mode de pensée nous éloigne de ce qui nous est proche et où nous sommes impliqués. Alors que dans les textes chinois anciens, il n’y a ni début ni fin, mais une « fin-début ». De plus, l'appréhension chinoise du monde reste très pragmatique. L’esprit du sage chinois ne domine pas le monde dont il est un composant. Tout se régénère sans cesse selon l'équilibre bipolaire du Yin et du Yang.

Ainsi, dans cet essai François Jullien, philosophe et sinologue, met en évidence d'autres différences dans la façon dont les deux pensées, chinoise et occidentale, considèrent les grands thèmes philosophiques. L’auteur nous incite donc à cette réflexion nouvelle, puisque l'exploration de la pensée chinoise est conçue comme une sorte de détour par une « pensée du dehors », radicalement « autre », qui permet de mettre en relief notre propre mode de pensée. Le but est d’ouvrir notre regard et d’élargir notre intelligibilité du monde. François Jullien nous invite à plus de vigilance et d'anticipation : en pratiquant la prise de recul, on peut déceler dans une situation apparemment positive une tendance négative, l'infléchir à temps et induire l'évolution de la situation vers le résultat attendu. Seul bémol à cet essai : le manque de schématisation claire de certains modèles évoqués. Cependant, l’ouvrage constitue un apport majeur pour qui veut mieux comprendre pourquoi et comment notre monde change et aussi comment tenter d'influer sur ce changement.