Les Démons / Les possédés
de Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski

critiqué par Saule, le 2 novembre 2002
(Bruxelles - 59 ans)


La note:  étoiles
Grandiose
Finalement l'intrigue de ce roman est assez mince. Elle est basée sur un fait réel qui avait eu un grand retentissement dans la Russie tsariste de la fin du 19ème siècle: un personnage manipulateur et séducteur met en place une petit groupe d'agitateurs politiques qui ont pour but de détruire l'ordre établi. Le livre peut se lire comme un pamphlet politique contre les agitateurs de l'époque (socialistes, anarchistes, athéistes,..). Alors que dans sa jeunesse l'auteur avait été partisan de théories révolutionnaires, son séjour de quatre ans dans un bagne en Sibérie a complètement changé ses opinions politiques (voir la présentation de l'auteur par Jules). L'ancien révolutionnaire prend sa revanche en se livrant à une critique forcenée des mouvements anti-tsariste.
Voila pour le contexte historique et politique du livre. Mais plus que l'aspect politique c'est l'aspect humain qui prime dans le roman.
L'immense plaisir à la lecture de Dostoïevski vient probablement des personnages dont il a le secret, des personnages excessifs ou carrément outranciers, animés par une passion (passion souvent destructrice dans ce roman), des personnages d'une grandeur d'âme ou d'une noirceur incommensurable. Malgré leurs caractères souvent excessif, ces personnages n'en restent pas moins vrais et incroyablement vivants. A part Mishima je n'ai jamais lu un auteur qui crée des personnages aussi profonds, souvent torturés mais grandioses. Dostoïevski a un talent exceptionnel pour déchiffrer l'âme humaine. Et à cela s'ajoutent les scènes savoureuses, les anecdotes, les dialogues truffés de considérations philosophiques, bourrés d'humour, ... c'est animé, vivant, on sent vivre les personnages, bref on est pris aux tripes. Ce livre fait indéniablement partie de la catégorie de ceux qui nous marquent, voire nous transforment de par les thèmes qui sont abordés (l'existence de Dieu, le sens de la vie, le bien et le mal, .. ). Et l'apothéose finale, la terrible confession de Nicolaï Stavroguine, incarnation ambivalente du mal, nous marque au fer rouge (ce chapitre a été censuré à l'époque).
Ceci dit le livre est long (800 pages), parfois un peu trop. Même si l'histoire est simple, il faut rester attentif et le lire sur un espace de temps réduit, sous peine de se perdre dans les nombreux personnages et anecdotes qui peuplent le roman. 'Les frères Karamazov', lu juste avant m'a parut plus abouti et mieux construit. Mais 'les Démons' n'en reste pas moins un chef-d'oeuvre inoubliable (nb: les Possédés étant le titre choisi dans les premières traductions).
Un roman immense et cruellement grandiose, qui évoque les bouleversements de la Russie à la fin du 19ème siècle et les implications psychologiques et métaphysiques du nihilisme en vogue 10 étoiles

Lire « Les possédés », c’est se plonger dans un roman complexe qu’il vaut mieux lire d’un trait pour éviter de perdre le fil des intrigues parallèles nouées entre les différents personnages. Pareil à un grand courant marin, il impose au lecteur un rythme lent mais inexorable comme une fatalité inscrite au cœur du récit où la tension psychologique est toujours extrême, tant les protagonistes donnent le sentiment de jouer leur vie à chaque décision. Ce qui au fond s’avère exact tant le roman se transforme progressivement en jeu de massacre dont nul, sauf le narrateur, ne sortira indemne. Assassinats, suicides, crises de démence ponctuent le récit qui décrit de larges boucles autour de son sujet en alternant entre intrigue familiale (relations parents/enfants, mariages arrangés, etc.), drame politique et social (rapports de classe, relations homme/femme - les femmes étant souvent des victimes, même quand elles ont un caractère fort - , transformation de la société russe traditionnelle, complots politiques, place et rôle de la Russie dans le monde, etc.), roman philosophique (plusieurs personnages sont l’incarnation d’une idée qui les dévore) et drame psychologique aux implications métaphysiques (notamment dans les interrogations de Kirilov et Stavroguine).

C’est un roman au souffle impressionnant, d’une grande densité malgré quelques faiblesses de construction dont la principale est le choix, pour moi incohérent, d’une narration à la 1ère personne par un témoin des évènements. Même si cette subjectivisation permet de dramatiser le récit par la tension et les émotions du narrateur, de mettre certaines scènes en perspective par l’analyse rétrospective et de créer des effets de suspense, l’omniscience du narrateur n’est absolument pas crédible. Il aurait été préférable (mais je ne sais pas si cette construction avait déjà été utilisée à l’époque) que Dostoïevski multiplie les points de vue en changeant régulièrement de narrateur. On pourrait également pointer plusieurs coïncidences invraisemblables (par exemple le retour de la femme de Chatov après plusieurs années d’absence juste la veille du rendez-vous posé par l’organisation) mais comme elles ont toutes une forte portée symbolique, elles apparaissent plus comme des choix « deus ex-machina » de l’auteur pour servir son roman que comme des fautes de construction.

A ces quelques réserves près, ce roman est époustouflant et sa puissance d’impact va crescendo, jusqu’aux multiples explosions finales dont les déflagrations résonnent longtemps dans l’esprit du lecteur. Je ne les évoquerai pas car beaucoup de choses ont déjà été dites dans les autres critiques (cf "Les démons") et il ne serait pas charitable, envers ceux qui ne l’ont pas encore lu, de dévoiler le(s) dénouement(s) de multiples intrigues imbriquées. Néanmoins, il ne s’agit pas simplement d’intrigues ponctuées de drames et de morts violentes : la profondeur d’analyse de Dostoïevski (notamment son évocation du rapport au monde d’êtres qui ne croient plus en rien, dont Stavroguine est le symbole) et sa capacité à entretenir une tension permanente (même dans des intrigues amoureuses ou l’organisation d’un bal) sont stupéfiantes. Tous les personnages sont des écorchés vifs aux sentiments paroxystiques menaçant en permanence de basculer dans la violence ou la folie (ou y basculant franchement comme Kirilov la nuit de son suicide et Andreï Antonovitch le soir de l’incendie) et minés par leur mauvaise conscience. Les réflexions de Dostoïevski sur les sentiments de culpabilité et de honte et sur la quête de rédemption sont d’une acuité sans équivalent dans la littérature (du moins pour ce que j’en connais). Outre cette dimension psychologique, Dostoïevski est un remarquable conteur, qui sait manier des effets de suspense (par exemple la scène du duel au pistolet entre Gaganov et Stavroguine, les errances nocturnes de nombreux personnages, l’incendie qui ravage la ville le soir du bal, etc.) et maîtrise parfaitement l’art de l’ellipse (par exemple l’idée géniale de la suppression du deuxième feuillet dans la confession finale de Stavroguine chez le père Tikhone, qui démontre que Dostoïevski sait jusqu’où ne pas aller trop loin dans la description explicite). Il est aussi un dialoguiste brillant, qui insuffle vie et densité à tous ses personnages (à tel point qu’il n’y pas vraiment de personnage central). Enfin, il sait ménager des pauses et des instants de paix tragi-comique au cœur des moments les plus sombres ; ce faisant, il manifeste souvent une forme d’humour teintée d’un cynisme cruel, en n’hésitant pas à se moquer impitoyablement des faiblesses de ses personnages (j’ai par endroits retrouvé l’ambiance de « Le double »).

Mais le plus hallucinant est la clairvoyance politique de Dostoïevski, qui a dévoilé tous les mécanismes psychologiques qui meuvent les individus et les masses dans leur rapport au pouvoir et pressenti, dans des termes qui annoncent Big Brother, que les révolutions socialistes ne pouvaient qu’aboutir à un état totalitaire. Cf. l’exposé presque comique de Chigaliov décrivant son projet de société future, dont je recopie les prémisses (l'explication détaillée, reprise par d'autres personnages, est moins drôle, notamment dans la bouche de Piotr Stépanovitch qui brosse un portrait apocalyptique d'un avenir pour lui radieux !):

M’étant consacré entièrement à l’étude de l’organisation de la société de l’avenir qui doit remplacer la nôtre, reprit Chigaliov, je suis arrivé à cette conviction que tous les créateurs de systèmes sociaux, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, ont été des rêveurs, des conteurs de sornettes, des sots, qui se contredisaient eux-mêmes et ne comprenaient rien aux sciences naturelles et à cet étrange animal qu’on appelle l’homme. Platon, Rousseau, Fourier ne sont que des colonnes d’aluminium ; ils sont bons, tout au plus, pour les moineaux et non pour les hommes. Or comme les formes sociales de l’avenir doivent être fixées précisément maintenant, quand nous sommes enfin tous décidés à passer à l’action sans plus hésiter, je propose mon système d’organisation du monde. (…) De plus, je dois vous prévenir que mon système n’est pas complètement achevé (nouveaux rires). Je me suis embrouillé dans mes propres données et ma conclusion se trouve en contradiction directe avec l’idée fondamentale du système. Partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme illimité. J’ajoute à cela, cependant, qu’il ne peut y avoir d’autre solution du problème social que la mienne. (…)

En lisant « Les possédés », on a le sentiment que tout était prêt en Russie pour que se déclenche la révolution bolchevique, qui n’a peut-être le caractère de surprise qu’on lui prête souvent dans les manuels d’histoire. Dostoïevski est clairement conservateur : il assimile le socialisme à un nihilisme qui nivelle l’appréciation du bien et du mal et sape tous les fondements de la vie. Alors qu’ils pouvaient apparaître au début du récit comme de simples trublions avides de s’amuser en mettant la pagaille dans une aristocratie de province engoncée dans ses coutumes et ses préjugés, les jeunes révolutionnaires mis en scène par Dostoïevski, parce que privés d’appui spirituel, sombrent dans un matérialisme nihiliste « par-delà le bien et le mal » qui les pousse au suicide en les privant de tout appétit de vivre et/ou les incite au crime… A travers Piotr Stépanovitch, qui apparaît comme l’instigateur du complot, Dostoïevski brosse le portrait d’un apprenti-dictateur dont les fins (disposer d’un pouvoir hégémonique et asservir les masses) et les moyens (organiser un réseau de cellules secrètes qui créeront en Russie un chaos tel qu’il pourra ensuite, via Stavroguine, se poser en sauveur) anticipent les ambitions et les intentions d’Hitler. Les personnages symboliques de l’ordre ancien, notamment les intellectuels et les aristocrates, sont humiliés et balayés, qu’ils veuillent s’attirer les grâces de la jeunesse révolutionnaire (Julia Mikhaïlovna, l’écrivain « mondain » Karmazinov, etc.) ou s’opposer à son emprise (Stéphane Trophimovitch, Andreï Antonovitch, etc.).

Je ne sais pas si Dostoïevski est un auteur adulé et lu massivement en Russie. En tout cas, dans le contexte des bouleversements que traverse la Russie depuis plusieurs décennies, ses réflexions slavophiles sur l’identité de la Russie et sur l’imbrication intime et profonde de l’idiosyncrasie russe avec la religion me semblent très actuelles et me font irrésistiblement songer à Soljenitsyne.

Nota : j'ai rentré dans la base la référence du tome 1 mais c'est l'édition en 2 tomes que je commente.

Eric Eliès - - 50 ans - 15 juillet 2017


Une bouffée d'air frais tragi-comique 10 étoiles

Nous avons ici affaire ici à une double chronique se regroupant sous l’égide de Varvara Petrovna, bourgeoise (russe bien entendu) de la fin du dix-neuvième siècle. D’une part, le narrateur est un ami de Stepane Trophimovitch, intellectuel de deuxième zone vivant sous le parrainage de Varvara et, d’autre part, il est le témoin des agissements d’une bande trublions politiques à la tête desquels se trouvent Piotr, le fils de Stepane, et Nicolaï Stavroguine, le fils de Varvara.
Stepane Trophimovitch court après une gloire intellectuelle à retrouver tout en regrettant de ne pas avoir épousé Varvara Petrovna. Stavroguine, grand séducteur, plaisant aux femmes tout le long du roman est bloqué dans sa situation car il a épousé une jeune femme infirme mentalement. Les motivations de Piotr Stepanovitch sont insondables ; il n’a aucun intérêt financier à monter une soi-disant troupe de révolutionnaires formée par cinq personnes dans la petite ville dont il est question. A noter, un personnage majeur que je n’ai pas encore cité : Lisaveta. Jeune amie de Stepane, fiancée à un militaire, amoureuse de Stavroguine, elle finira lynchée par la foule sur un lieu de crime.
J’ai lu ce livre deux fois, à un an d’intervalle, et à chaque fois, j’ai beaucoup ri face aux nombreuses situations ou répliques cocasses. Il s’y trouve certes quelques thèses mais développées sur une longueur raisonnable et donc non-assommantes. Cela dit, la richesse du roman se trouve surtout dans la variété des anecdotes et des personnages. Ce livre est un vrai plaisir pour moi à l’entre Noël et Nouvel An à chaque fois. Vivement l’année prochaine. J’espère vous avoir donné envie de le lire !

Lazercat - Haine-Saint-Pierre - 45 ans - 12 janvier 2016


Les Démons - F.M. Dostoïevski 10 étoiles

« Les Démons » ou « Les Possédés » est le tableau d’une société que ses vices et sa lâcheté ont désarmée, mise à mal par des révolutionnaires nihilistes dont la troupe est formée de fanatiques, de pervers, d’imbéciles et d’illuminés. Le chef de cette bande qui a la figure de l’Antéchrist n’est pas guidé par une doctrine, mais bien par une volonté de destruction qu’il fait passer auprès de ses complices comme le but, l’objectif des ses projets de société. Car, pour lui, des décombres de la société pourra renaître un monde nouveau dont il n’a encore pensé ni même imaginé les fondements.
Le véritable chef de cette bande, qui de loin inspire tout, est Piotr Verkhovenski. C’est lui qui installe à la tête du groupe le ténébreux, mystérieux et charismatique Nicolaï Stavroguine. Ces deux hommes vont manipuler des jeunes exaltés, vont leur faire croire qu’ils participent à un mouvement révolutionnaire national et les pousser à commettre l’irréparable. Ce livre se révèle être une critique clairvoyante de toutes les idéologies car, selon Mikhaïl Bakhtine, historien et théoricien de la littérature russe, Dostoïevski n’essaie pas d’imposer sa vision du monde à travers ses personnages mais les laisse vivre, ce qui lui ôte toute possibilité d’exprimer ses opinions à travers eux.

Octave-florent - - 65 ans - 22 août 2015


Démoniaque! 9 étoiles

Ça fait quand même trois fois dans ma vie que je lis les "Démons" de Dostoïevski et chaque fois j'ai l'impression de le lire pour la première fois. C'est soit un témoignage de l'extraordinaire richesse de l'oeuvre ou un indice de mon manque de mémoire... ou quelque chose entre les deux.

Dans tous les cas, c'est un roman d'une grande densité qu'il faut lire sur une courte période si l'on ne veut pas s'y perdre. Il y a beaucoup, beaucoup de personnages, l'intrigue est plutôt mince et c'est véritablement aux idées que Dostoïevski s'intéresse. Il veut faire passer ses critiques de société à travers ses dialogues et plusieurs personnages sont carrément des morceaux de carton.

En contrepartie, les personnages qu'il prend la peine de développer sont mémorables. Stravoguine est sans aucun doute l'un des plus grands anti-héros de l'oeuvre de Dostoïevski. Il est d'une certaine façon l'avatar de ce grand roman sombre et inquiétant, qui garoche le lecteur dans toutes les directions comme s'il se débattait pour ne pas se laisser lire.

ARL - Montréal - 39 ans - 9 décembre 2014


Nihilisme et athéisme 10 étoiles

Dostoïevski nous offre une très belle galerie de personnages, des personnages tourmentés, torturés, en proie au mal être, à l’incertitude, et qui courent à leur perte, ou tout du moins à la perte de quelque chose d’essentiel, que ce soit l’honneur, la vie mais encore une épouse ou un fils.
Tous sont en quête d’une espèce d’idéal, un but qui n’en est pas un tant il est indéfinissable, incertain, flou, et qui peut vaguement se définir comme le pouvoir, l’amour, la foi, et c’est cette quête sans véritable fondement qui finit par les anéantir et les ravager au lieu de les sauver.
Tous sauf Stavroguine, et c’est bien cela qui le rend unique et en fait un personnage à part. Figure centrale du livre, il cristallise l’errance du démon qui ne sait pas où il va et sème le trouble et le mal sur son éphémère passage.
Beau comme un dieu mais malsain comme le diable, il incarne, malgré son charisme et son magnétisme, le vide et le rien. Mi-démon mi-surhumain, il n’a pas sa place parmi les Hommes. Preuve en est qu’il ne cesse de fuir, de s’évaporer, de se plonger dans le silence, et les rares fois où il se livre un peu il le fait par écrit. Impalpable, insaisissable, c’est un être évanescent qui ressemble à un fantôme merveilleusement énigmatique mais qui ne parvient pas à s’ancrer dans une réalité faite de chair, de larmes et de sentiments. Surhumain mais inhumain. Complètement en dehors. Nulle part.

C’est par la voie du dialogue qu’on saisit (ou qu’on s’interroge sur) l’évolution de ces personnages.
La confrontation des points de vue, c’est l’angle sous lequel prend corps le texte, sans que jamais aucun personnage ne prenne le pas sur l’autre, sans qu’une seule vérité ne semble émerger, puisque la vérité absolue n’existe pas.
Maître incontestable du genre, Dostoïevski écrit parfois de courts échanges mais surtout de longues tirades, ponctuées d’indications narratives sur le locuteur qui confère au texte un réalisme étonnant : une inflexion de voix, un petit geste…
Mais il commet une maladresse en faisant du narrateur un personnage à part entière, d’une part parce qu’à partir du moment où ce dernier n’est pas présent lors de toutes les conversations, on imagine mal comment il peut être à même de les restituer avec autant de détails, d’autre part car ce point de vue extérieur empêche tout récit introspectif.

Un très très grand livre néanmoins, avec une excellente traduction de André Markowicz, dont les notes en fin d’ouvrage apportent un éclairage avisé sur l’œuvre, et qui définit divinement bien ce roman lorsqu’il écrit qu’il « n’existe finalement que pour semer le trouble, égarer, emporter, faire tournoyer, attraper des éclairs, et, à la fin, après plus de mille pages de cyclone, par une espèce de bouffonnerie indifférente, pas même grinçante, non, grotesque, abandonner le lecteur, essoufflé, avec rien. Possédé. »

Sissi - Besançon - 54 ans - 3 mai 2012


Riche en personnages ! 8 étoiles

Inspiré d'un fait réel (le meurtre d'un futur dénonciateur par Netchaïev), Les Démons s'appuie sur cette base comme tant d'autres romans de Dostoïevski pour développer une intrigue foisonnante, riche en personnages et en évènements gravitant autour de cette cellule révolutionnaire qu'est "Les nôtres".
On retrouve donc facilement le style et la patte de l'écrivain russe mais l'on ne peut s'empêcher de trouver quelques maladresses absentes des Frères Karamazov par exemple, comme ce narrateur tantôt absent tantôt présent dont on se demande comment il fait pour avoir certains détails, notamment sur l'état d'esprit et la réflexion des personnages à tel ou tel moment. Alors on perçoit bien qu'il essaie de se justifier à certains endroits en précisant que ce n'est qu'une estimation de sa part, ou qu'il a des raisons de penser qu'un personnage pensait ainsi... mais cela reste flou et moyennement crédible.
Ensuite il y a cette première partie, volontairement obscure, où l'on parle d'évènements qui s'éclaireront naturellement par la suite, mais qui n'en demeurent pas moins difficiles à interpréter sur le moment, qui plus est à la première lecture. Tout ce qui touche à Nicolas Stavroguine et ses relations est ainsi obscur durant cette première partie, quitte à déboussoler le lecteur et à créer la confusion.

Heureusement tout s'arrange par la suite, les choses se mettent en place et le mystère finalement agaçant se défait de son brouillard pour nous révéler une intrigue passionnante, détaillée et avec des vrais moments "Dostoïevskiens" comme la confession de Stavroguine (le fameux chapitre "Chez Tikhone" qui avait été volontairement omis par l'éditeur à l'époque), les réflexions sur Dieu et la possibilité d'en devenir un de Kirillov...
Il y aussi ces moments de fièvre typique du génie russe comme l'errance de Stépane Trofimovitch à la fin du livre, l'état d'esprit défaillant d'André Antonovitch, les réactions violentes des membres du groupe de cinq après le meurtre de Chatov... et puis ce personnage détestable, fourbe qu'est Piotre Stépanovitch.
On se rend compte alors une nouvelle fois du talent de Dostoïevski qui arrive à faire vivre pléthore de personnages sous sa plume, sans vraiment se limiter à un personnage principal. Il est rare d'avoir autant de personnes mises en valeurs par une plume sans que l'un ne ressorte tout à fait et que d'autres apparaissent comme mineures ou décalées par rapport au récit.
La toile tissée par le maître est étendue, solide et pourtant soyeuse.

Et capture le lecteur pour mieux le relâcher, vidé de ses forces après une lecture l'ayant happé à en lui en couper le souffle.

Ngc111 - - 38 ans - 8 mars 2012


Les possédés 10 étoiles

Ce que j'aime dans les romans de Dostoïevski, c'est la psychologie des personnages. Tous les personnages de ses romans ont une vie, une histoire, des qualités, des défauts et des vices. Il n'y a jamais un personnage qui ressemble à un autre. Il prend énormément de pages à les développer et on en vient à vivre avec eux et à les apprécier pour ce qu'ils sont. Dans les possédés, tous ces personnages ont des démons intérieurs auxquels ils doivent faire face et qui parfois les entraînent à faire des gestes horribles, tels que des meurtres, des suicides, des incendies et des duels.

De plus, ce roman décrit les tensions politiques qui avaient lieu dans la Russie de la fin du XIXe siècle. Comme on le sait maintenant, ces tensions ont mené à la Révolution qui elle-même a amené des millions de morts en 80 ans. J'ai vu dans ce livre le petit côté extrémiste des idées russes. C'est ce même côté qui a mené à tant de violence tout un peuple, parfois malgré lui.

On a donc en résumé un long roman qui se développe très lentement mais qui vaut la peine d'être lu. C'est un classique de la littérature et un des meilleurs de Dostoïevski après Les Frères Karamazov.

Exarkun1979 - Montréal - 45 ans - 12 février 2011


Démons et Possédés 10 étoiles

« Bésy » est le titre russe de ce quatrième grand roman de Dostoïevski. En russe, le mot désigne à la fois le démon et la personne qu’il possède, l’actif et le passif. D’où la controverse entourant la traduction française du titre et sa variation d’une édition à l’autre.
Démons ou Possédés, chacun des personnages de cette tragédie – que nous rapporte G. dans un style unique et si proche de l’oral – peut être désigné par l’un et par l’autre. Stépane Trofimovitch lui-même, auquel on s’intéresse dans le premier livre, a été un de ces démons possédés par l’idée du libéralisme dans sa jeunesse, au point que sa réputation le poursuit encore dans sa vieillesse, du moins à ses yeux, comme on le voit quand il s’imagine que la saisie chez lui d’une vieille proclamation et d’un livre nihiliste l’enverra directement en Sibérie. On voit clairement – et peut-être trop clairement – Dostoïevski lui-même transparaître dans ce libéral repenti en vieillard ridicule et exalté, dévoué jusqu’à la soumission à sa Varvara Pétrovna, qui le tient sous sa coupe depuis vingt années, et s’autoflagellant régulièrement dans de trop longues lettres de confession, comme celles que Dostoïevski lui-même envoyait à sa maîtresse après avoir perdu au jeu. C’est une des grandes forces de Dostoïevski d’avoir prêté ses traits à cet homme ridicule (dont certains des « Rêves » sont déjà pressentis ici), ça enlève un peu du caractère sentencieux des thèses conservatrices qu’il défend et permet de hisser le roman vers des sommets qui dépassent largement le simple roman à thèse, fut-ce sur la grandeur de la Russie et la pureté de la religion orthodoxe.
Ces deux idées, centrales dans toute l’œuvre de Dostoïevski qui attendit toute sa vie l’avènement d’un Christ russe dont le destin serait de sauver le monde, c’est surtout l’étudiant Chatov qui les tient, plus encore que Stépane Trofimovitch. Et pourtant, Chatov lui aussi a été possédé au point de se lier à cette société secrète nihilisto-socialiste (c’est dire si son but est peu défini, bien que l’Internationale soit évoquée par tous sauf par ses membres) dirigée par le propre fils de Stépane Trofimovitch : Piotr Stépanovitch Verkhovenski, l’incarnation de cette jeunesse russe qui effraie tant Dostoïevski. Ce nouveau démon est directement inspiré par le révolutionnaire Netchaïev qui tua l’étudiant Ivanov – autre incarnation de Chatov – afin de souder le noyau dur de sa société secrète. C’est ce fait divers qui sert de point de départ à l’entreprise des Possédés.
Autour de cette petite société va se nouer l’intrigue des Démons. Elle permettra à Dostoïevski d’aborder en long et en large ces thèmes qui lui sont chers : la slavophilie caractérisée par la foi orthodoxe, seule foi véritable, par opposition au catholicisme perverti de l’Europe des nouvelles idées ; ces idées nouvelles, justement, et la terreur qui accompagne partout nihilisme et socialisme ; et aussi, à l’instar d’un Tourgueniev omniprésent dans le roman, les relations intergénérationelles entre un père réactionnaire et un fils révolutionnaire.
Dès lors, Les Démons sont-ils un roman conservateur ? On peut sans doute le dire : les idées de Dostoïevski le sont à n’en pas douter et jamais plus que dans ce roman il ne les défendra avec tant de vigueur. Cependant, il a cette intelligence de ne pas mépriser les idées auxquelles il s’oppose. Mieux encore, la peur qu’il en a l’amène à en parler avec grandeur, voire presque mysticisme, et ce sont, comme le titre l’indique, les Démons qui jouent le premier rôle dans ce roman. Réduire Les Possédés à un plaidoyer conservateur serait ainsi une grande erreur : si les idées nouvelles sont effrayantes, sous la plume de Dostoïevski, elles n’en sont pas moins magnifiques. Stépane Trofimovitch ne dira-t-il d’ailleurs pas, à propos du socialisme, que « l’idée est grande, certes, [même si] ceux qui la professent sont loin d’être toujours des géants » ?
Pour illustrer ces thèmes, Dostoïevski fait appel à une sombre histoire de société secrète dans un coin de province russe. Mais bien que le tout saisisse le lecteur et confère à l’ensemble une atmosphère très noire, on est presque dans l’anecdotique. En effet, on peut difficilement accorder crédit aux peccadilles qui sont censées instaurer un climat de terreur et de chaos dans la ville. Les bouffonneries d’un Liamchine qui marche sur les mains ou une réception gâchée par l’intervention de quelques éléments perturbateurs peuvent difficilement être qualifiés d’actes révolutionnaires ou terroristes. De fait, on ne saura jamais vraiment si le groupe de Piotr Stépanovitch appartient réellement à un réseau aux ramifications complexes destiné à prendre le pouvoir en Russie ou s'il n’est que le jouet de son horripilant chef, une simple provocation de la part d’un médiocre qui ne tient pas en place, s’agite, court partout et parle trop et trop vite. On ne saura jamais le but réel de cette société, ni pourquoi Stavroguine est si important pour elle. Si Piotr Stépanovitch est, parmi la jeunesse, le personnage qui occupe le plus de place, il n’a pas la carrure pour occuper le centre du roman ; on ne s’en souviendra que comme un dangereux bouffon.
Des personnages emblématiques, dans Les Démons, il n’en manque pourtant pas. Outre Chatov, déjà évoqué, et un Stépane Trofimovitch qui prend une tout autre dimension à la fin du livre lorsqu’il marche (c’est important !) seul sous la pluie, ils sont au nombre de quatre. Il y a tout d’abord Karmazinov, le « grand écrivain » en qui tout le monde verra Tourgueniev. Respecté et admiré de tous sauf d’un Stépane Trofimovitch qui le jalouse, il se fait le soutien de cette même société de Piotr Stépanovitch qui causera sa perte et son humiliation lors de son discours d’adieu à son cher public. On trouve aussi Liza, figure typique de ces personnages féminins de Dostoïevski espiègles jusqu’au sadisme, une sorte de condensé de la Pauline du Joueur et de l’Aglaé de L’Idiot avec son chevalier servant Mavriki Nikholaïevitch, mais elle-même entièrement dévouée et amoureuse passionnée jusqu’à la folie (la scène tragique qui la mènera droit des Skvorechniki à la maison des Lébiadkine est incroyable !) du véritable symbole de ce roman, Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine.
L’étudiant Kirillov est aussi un de ces personnages remarquables. Il nous expose dans une langue quasiment incompréhensible ses théories sur le suicide. Cet athée persuadé de devenir Dieu en mettant fin à ses jours dans une sorte de bras d’honneur à la peur de la mort n’en finira pas d’affirmer son indépendance vis-à-vis du groupe d’un Piotr Stépanovitch qu’il méprise autant qu’il admire Stavroguine.
C’est donc vers cette figure clé que tout et tous convergent. Stavroguine est le héros absent du roman – une apparition aussi fugace que scandaleuse dans le tome 1, un départ précipité à la moitié du tome 3 ; seul le tome 2 lui accorde une place véritable. Malgré cela, son ombre ne cesse de planer sur le roman et c’est de lui que se souviendra le lecteur. Pourtant, à première vue, on aurait pu n’être que devant un clone de Piotr Stépanovitch : lui aussi, lors de sa première apparition, se démarque par une gaminerie scandaleuse. La gravité qui le caractérisera dans le reste de l’œuvre n’en ressortira que plus. C’est lui le vrai Démon de l’assemblée. Quand Piotr Stépanovitch n’est qu’un zébulon qui s’agite, lui demeure impassible, insensible à tout. Dès lors, Stavroguine se place un cran encore au-dessus du nihilisme, dans la plus totale indifférence et l’incapacité la plus totale à ressentir le moindre sentiment positif ou négatif, à appréhender la moindre morale, ressentant autant de plaisir à faire le bien qu’à faire le mal, jouissant même de sa propre humiliation tout en étant envahi par une véritable rage meurtrière à l’égard de celui qui l’humilie.
Dans cette relation sado-masochiste avec lui-même, chaque acte qu’entreprend Stavroguine est un défi à la vie : cet homme qui encore à l’avant dernière page clame son refus du suicide ne craint pas de s’exposer toujours plus aux balles de son adversaire dans un duel somptueux ; incapable d’aimer Liza, il se mariera avec une folle boiteuse qui s’amourache de lui ; il avouera même que malgré son mépris pour Piotr Stépanovitch, il aurait pu se lier aux siens s’il avait été capable de les haïr suffisamment. Stavroguine incarne la phrase bien célèbre de Dostoïevski selon laquelle « si Dieu n’existe pas, alors tout est permis » : lui qui nie – ou plutôt, ne connaît pas – Dieu et toute morale ne connaît pas de limites ; il est quelque part l’übermensch de Nietzsche (d’ailleurs, son incroyable force physique et sa beauté le placent bien au rang de « surhomme »). Mais si Stavroguine ne connaît pas de limite à sa puissance, sa vie est aussi vide de sens, tous ses défis sont vains et ne le satisfont pas (il enrage à la fin de son duel avec Gaganov, bien qu’il eut déjà su avant de s’y présenter qu’il en ressortirait vivant). Dans une vie vaine, quel sens peut avoir l’existence ? Stavroguine est un Démon car il nie la vie elle-même, il nie Dieu autant que l’Homme. A aucun moment du livre – si ce n’est sa confession chez le moine Tikhone – biffée par la censure et interdite dans la publication originale du livre – il n’apparaîtra comme réellement mauvais (ce qui supposerait une reconnaissance du bien) comme un de ces « démonillons », un de ces diablotins de la bande de Piotr Stépanovitch. Non, Stavroguine, lui, est le démon du chaos, du néant, il existe pour ainsi dire « par-delà le bien et le mal », dans un monde sans aucun sens dans lequel tout lui est véritablement permis. C’est lui d’ailleurs, qui réalisera la prophétie de Kirillov : en se suicidant pour rien, pas même par désespoir, tout au plus par lassitude, il devient le Dieu de cette Russie athée et nihiliste tant redoutée par Dostoïevski.
Plus encore que les thèses dostoïevskienne, que la noirceur de l’intrigue, que le foisonnement de personnages hors du commun, que les relations torturées entre eux, c’est bien Stavroguine qui fait des Démons le plus grand roman de Dostoïevski !

Stavroguine - Paris - 40 ans - 27 septembre 2009


Une leçon de morale ? 6 étoiles

Dostoïevski nous met en garde contre le socialisme, le libéralisme moral, l'anarchie et aussi contre la religion. Cette oeuvre est bien le fruit d'un assez grand conservatisme. Il faut se méfier de trop donner aux pauvres, et de mener une politique agrarienne trop généreuse. Il fustige également la superstition religieuse, et même le fétichisme en général. La manie de l'argent est omniprésente, mais je n'ai pas bien saisi si c'était forcément pour la condamner. Il est question de sommes tout le temps.

Le roman porte bien son nom. Les personnages sont tous "habités" par leur lubie dévastatrice. Pas un pour se montrer plus sage que l'autre. Un appel à la raison ? Probablement. Une leçon de morale ? Au moins une quasi-profession de foi personnelle.

Cette oeuvre est assez déroutante par cette valse de personnages. La trame est intéressante, et ne manque pas de rebondissements, loin de là, mais il y en a tant que cela en donne presque le tournis. Il faut presque prendre des notes.
Ce roman est survolté et un peu moralisateur, néanmoins intéressant, et il en apprend long sur la Russie du XIXème siècle. Celle d'aujourd'hui a-t-elle véritablement changé ?

Veneziano - Paris - 47 ans - 28 janvier 2006


Quel livre ! 10 étoiles

Quant à moi, de tous les Dostoïevski c'est celui que je préfère après "Les frères Karamazov". Quel souffle, quel élan ! L'histoire n'a que peu d'importance pour Dostoïevski, ce qui compte c'est d'exposer ses idées politiques, le rôle à jouer dans l'histoire par le peuple russe, l'importance de la religion orthodoxe (la seule qui trouve grâce à ses yeux), sa haine du socialisme, du christianisme, des valeurs de l'occident en général. Et les nombreuses arcanes de l'âme humaine ! C'est pourquoi Freud et Nietzche avaient une telle passion pour lui. Pas facile, Dostoïevski, mais inoubliable. On ne peut pas dire non plus que son écriture soit des plus agréables, coulante. Tout chez lui est dans ses personnages et ses idées. Quand il écrit un roman, il ne part pas d'une histoire mais bien d'idées qu'il veut exposer. "L'idiot" est dans la même veine: celle des "Démons" et des Karamazov. Une vaste thèse exposée au travers de personnages hors du commun, russes jusqu'au bout des ongles ou ayant perdu ce caractère que seul appréciait Dostoïevski puisque, selon lui, le rôle historique du peuple russe serait de sauver l'occident de ses idées matérialistes et décadentes.
Un extraordinaire écrivain, un homme hors du commun, lui aussi "un possédé" !

Jules - Bruxelles - 80 ans - 3 novembre 2002