Entre deux mots la nuit
de Georges Bonnet

critiqué par Cyclo, le 2 juin 2012
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
une histoire d'amour
On ne pourra plus m'accuser encore de parler toujours de vieux livres : d'ailleurs, comme si un livre pouvait être vieux (tant qu'il lui reste un lecteur, un livre même très ancien est nouveau, et tant de livres récents sont vieux puisque au contraire, ils sont oubliés sitôt lus) ! En tout cas, celui-ci vient juste de sortir des presses, "Entre deux mots la nuit" (quel beau titre !) est exceptionnel. Les éditions de l'Escampette ont comme toujours réalisé un beau livre, que bien évidemment je conseille à mes quelques lecteurs. La presse risque fort de n'en pas parler : l'auteur va avoir quatre-vingt treize ans, il ne fait pas dans l'indignation ni dans la gesticulation, il ne passera pas à la télévision, mais il fait dans l'amour et la poésie, et il nous livre ici ce qui est à la fois un témoignage et une œuvre littéraire remarquable, une sorte de roman d'amour fou, qui serait aussi un poème.
Le 2 février 2009, Madame Suzanne Bonnet entre dans une maison de retraite spécialisée pour personnes dépendantes. Georges Bonnet, alors âgé de près de quatre-vingt-dix ans, a retardé autant qu'il a pu ce qui pour lui était un drame : abandonner son épouse, et se retrouver seul. Pendant deux ans, il va aller la voir chaque jour, tous les après-midis, de 14 h à 18 h, où il la conduit dans la salle à manger, pour le repas du soir. Il se tient à ses côtés, lui parle, lui montre des photos, l'emmène au goûter, la promène dans le parc quand il fait beau et chaud. Madame Bonnet est atteinte de la maladie à corps de Lewy, qui est une des formes de dégénérescence de la mémoire : elle ne pouvait plus rester à domicile.
Dans cette résidence pour personnes très âgées, qui sert aussi de maison de retraite à des religieuses, les personnes résidentes sont souvent amorphes, incapables de souhaits : "chacune a sa nuit où elle s'accomplit", remarque Georges, en poète qu'il est et qu'il reste ; et pendant deux ans il tient une sorte de journal de ce qu'il voit, de ce qu'il sent, de ce qu'il écoute. Il sait que toutes ces vieilles femmes vivent encore : "parfois leur âme s'aventure dans leurs yeux". Il parcourt avec son épouse la salle commune où plusieurs résidentes sont assises dans leur fauteuil roulant : "télévision éteinte, le silence règne. C'est un silence qui ne se partage pas". Chacune est dans son monde.
Mais même s'il s'intéresse à la vie de la résidence, ce qui le préoccupe surtout, c'est Suzanne ! Après soixante ans de vie commune, comment vivre ici ces moments différents de la vie chez soi, comment continuer lui-même à vivre et à aimer, par-delà la maladie et la dégradation qu'elle entraîne, et le sentiment de délaissement : "Je la quitte chaque soir à l'heure du dîner, avec le sentiment de commettre une trahison". Oui, comment ne pas vivre ces départs quotidiens comme un abandon, et comment retrouver la grande maison vide, désertée, où il erre comme une âme en peine et où elle lui paraît présente malgré tout. La dégradation est physique : "Se lever de son fauteuil, faire quelques pas, prend du temps. Les lenteurs s'accumulent". Aller du fauteuil dans la cour finit par représenter une épreuve, et bientôt la chaise roulante fait son apparition.
Mais le délabrement est mental aussi, avec d'abord la perte des souvenirs : "elle dit parfois se souvenir, sans me regarder, comme si elle craignait d'être prise en faute", puis arrive l'oubli du temps qui passe : "elle vit un autre temps sans passé ni futur, immobile dans l'instant", la perte de conscience de l'environnement : "elle s'étonne parfois devant un objet courant, comme si pour elle, tout était neuf", le refus de l'autre, fût-il son mari : "agressive, elle reste parfois interdite, dans la surprise de soi", l'esprit qui s'égare : "l'inquiétude encore. Une menace à débusquer, à chasser en paroles". Bientôt vient la difficulté de parler : "elle désirait dire quelque chose, mais s'est très vite résignée, au bord de ce qu'elle voulait dire, déjà oublié".
Mais Georges est là qui lui rappelle les anciens jours, ses parents, ses enfants et petits-enfants : "frôler un souvenir, c'est déjà beaucoup", essayer encore de lui faire rappeler un des poèmes qu'elle connaissait par cœur ou les tables de multiplication, jouer aux jeux de mots fléchés : "faire chaque jour appel à sa mémoire. Ne pas s'arrêter de tisonner". Georges est là qui lui parle d'amour : "je lui dis mon amour, et les mots n'ont pas d'âge", qui lui parle de leurs vacances dans la maison de l'île d'Oléron : "le bleu des mots, quand je lui parle de la mer". Georges jamais non plus avare de doux gestes et de caresses : "la tendresse toujours, inépuisable issue". Georges qui parfois la retrouve comme autrefois : "les jours de grande connivence, je suis elle". Et qui sait à quel point les mots ont de l'importance : "mes paroles peuvent sans doute parfois laisser une trace".
Car peu à peu, Suzanne sombre : "dans la longue distance de l'absence, elle part en de lentes dérives. Elle est une autre d'elle-même", ou plus loin, "insensiblement, elle change d'absence". Pourtant "quelque chose d'indéfinissable est transmis de son absence. Elle se tient plus haut que sa vie". Ces absences dont sont coutumiers les malades d'Alzheimer qui s'oublient peut-être eux-mêmes, mais avec qui il est si important de "se contenter d'être là", de trouver comme Georges un des ces instants fragiles : "je l'amène au seuil d'un souvenir, reste seul à lutter". Si important aussi de toucher, avec le langage des mains, qui est aussi une variante – et combien importante dans ce cas – du langage d'amour : "elle a cherché ma main. Parler ne suffisait plus". D'ailleurs, l'auteur remarque que "nos mains se comprennent. La main écoute la main". Parler, parler surtout, même si l'autre ne semble pas forcément écouter, car "elle m'échappe, dès que je me tais", et pour Georges, tout l'amour est là : "je vis, je parle pour elle. Nous vivons deux en un". D'ailleurs elle aussi, parfois, se jette à l'eau et tente d'user de la parole : "elle paraît sur le point de me dire quelque chose. Ses mots se cherchent, ses mots sont patients", et Georges remarque avec émotion "sur ses lèvres soudain, l'aventure d'un mot". Et il attend, haletant, l'aumône de ces mots de plus en plus rares : "entre deux mots, j'attends comme un mendiant".
Puis vient le temps de l'oubli, de l'absence totale : "elle habite des lieux où le temps n'arrive pas", où Georges se dit qu'elle a peut-être ses raisons : "elle peut s'évader à tout moment dans un monde innombrable", d'où il est exclu. Mais aussi des moments où le regard de Suzanne s'éteint : "ne pas chercher ses yeux, feu de joie devenu silence", où elle semble s'abîmer dans son en-soi : "réveillée, elle reste debout dans son rêve", rêve où bien sûr Georges n'entre pas, mais que le poète devine : "l'oubli a peut-être aussi ses plaisirs", remarque-t-il judicieusement. Les mains semblent vivre d'une vie propre : "ses mains sur sa veste sont acharnées", elle tripote sans cesse son chemisier, leitmotiv qui parcourt le livre, jusqu'à "la démence soudain de ses mains sur le dernier bouton de sa veste".
Enfin, "c'est contre la mort que son corps continue de se battre, comme on se bat contre un mur". Georges est toujours là, présent, avec la chair de son corps (mais il "y eut le temps des mains. Elles ne voient plus, n'entendent plus"), présent aussi avec la chair de sa parole, et obligé de constater que "les mots sont désormais trop lourds pour elle".
"Je reste à l'écart de ce que je ne saurais comprendre et voir". C'est pourtant apaisé qu'il achève son récit : "Tu ne me reconnais pas ? Un regard froid et le silence. Elle est chez elle".
Cher Georges, Suzanne est peut-être chez elle maintenant, mais ton aimée est aussi en toi, et même en nous, car tu nous as donné, tu lui as donné, le plus beau cadeau qui soit : un récit magnifique, un des plus beaux livres de notre époque, fin, subtil, sans sensiblerie, un récit qui nous illumine, un récit de transmission, de partage, de don, je dirais presque de passage de témoin. Et, dans notre monde spirituellement si pauvre, c'est une source de vie.