Jour de colère, les aventures africaines de Giuseppe Bergman
de Milo Manara

critiqué par Eric Eliès, le 23 avril 2012
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un chef d'oeuvre de la bande dessinée, irracontable et inclassable
Plus encore que « HP et Giuseppe Bergman », qui avait révolutionné le roman graphique, « Jour de colère », sous-titré "les aventures africaines de Giuseppe Bergman", est aussi irracontable que certains films de David Lynch en raison de la complexité, de l'onirisme et de la non linéarité du récit, qui évolue par à-coups et ruptures en imbriquant différents niveaux de narration. En outre, Manara incorpore au récit de nombreux éléments purement graphiques, qui peuvent difficilement être décrits en quelques mots (images cachées, différents styles de dessin, jeux graphiques, etc.) et constituent une véritable réflexion sur les codes de la bande dessinée et les limites de ses capacités d’expression et de narration. Je vais néanmoins m’y essayer... Cette bande dessinée est pour moi un chef d'oeuvre, sans équivalent, hélas méconnu car relégué dans le second rayon par la nature des productions ultérieures de Milo Manara.

Relié artificiellement à « HP et Giuseppe Bergman » par une scène d’ouverture en Amérique du Sud, volontairement caricaturale et digne d’un roman d’espionnage de série B (une bataille à mains nues au sommet du Machu Pichu pour s’emparer des plans d’une centrale d’énergie solaire), le récit bascule très vite dans une mise en abîme à la Pirandello, qui apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises pour sermonner ses personnages qui prennent de la licence par rapport au script. En effet, le lecteur découvre que Bergman participe à la mise en scène d’un scénario (dont la BD est le récit) qui ne peut progresser parce que certains acteurs principaux sont absents, que le script n’est pas bien connu, que l’auteur n’a pas donné clairement ses intentions, etc. En compagnie d’une jeune femme nommée Lou-Lou, recrutée parmi les techniciennes pour pallier l’absence de l’actrice principale, Giuseppe, après quelques péripéties de film d’aventures de série B racoleur (et sexuellement humiliante pour Lou-Lou, très rapidement dénudée par les exigences du scénario), se retrouve en Afrique de l’Est, à la recherche des plans de cette centrale qui pourrait fournir une énergie abondante et gratuite à toute l’humanité. Giuseppe va retrouver, presque fortuitement, son mentor HP (Hugo Pratt, ce qui donnera lieu à quelques scènes très drôles jouant sur les clichés culturels de représentation de l’Afrique) tandis que la narration explose en morceaux. Le scénario est en effet brutalement interrompu par l’arrivée de guerriers masaïs et d’un rastafari dont le récit se superpose au scénario et le détruit, en ouvrant un abîme où viennent se jeter les foules occidentales, telles des hordes de lemmings…
Manara substitue alors au scénario initial (qui s’achève avec la mort de Lou-Lou, dialoguant au téléphone avec Manara qui lui indique le nombre de cases restantes pour mettre en scène sa mort !!!) le récit d’une quête initiatique vers le château Virgoberg, construit sur les Monts de la Lune, où l’invite à se rendre une jeune fille masaï. Cette masaï est en fait l’incarnation dans le récit de Chloé, une jeune fille qui s’interroge sur sa quiddité de personnage dessiné par Manara et pose au lecteur des questions existentielles : « qui suis-je ? suis-je un dessin ? suis-je ce que représente le dessin ou le dessin n’est-il qu’une représentation maladroite de ma réalité ? ». Dans ce passage, Manara démontre toute sa virtuosité de dessinateur et son inventivité, en hissant le roman graphique vers des hauteurs inexplorées par la BD… Chloé est en fait aussi la vierge emmurée dans les fondations du château Virgoberg, qui se lamente toutes les nuits de pleine lune.
En chemin vers le château Virgoberg, Giuseppe va croiser la route de nombreux personnages, dont HP à nouveau, mais le plus important est Red, chanteur nihiliste du groupe de rock-punk The Pears, qui se rend également vers le château pour y donner un concert. Toutes les nuits de pleine lune (qui sont les jours de colère), un concert est en effet organisé au château pour couvrir les hurlements de la vierge murée. A la fin du récit, les secrets du château sont révélés à Giuseppe, qui retrouve la vierge murée par une sorte de traversée des apparences. Leur rencontre provoque l’écroulement du château, tandis que HP s’envole sur un tapis volant et qu’une colonne d’éléphants en marche ébranle le monde…
Manara parvient, grâce à la longueur du roman graphique, à révéler dans son dessin les paysages grandioses de l’Afrique de l’Est, les mystères de la culture masaï et à dénoncer l’emprise de la civilisation occidentale sur le développement du continent africain. Le dessin est prodigieux de précision et de vie. Manara enchâsse également dans son récit des sous-récits, un peu à la manière des grands romans d’aventure du XIXème siècle, aux connotations souvent tragi-comiques (par exemple, l’histoire de 7 qui raconte comment un chasseur fut piégé par un buffle) voire grotesques (par exemple, l’histoire, franchement hilarante, de la bôme maudite et le suicide raté de son narrateur), en variant les styles de dessin. Pour moi, et je le répète, Manara manifeste un incroyable talent de dessinateur, qui transcende la bande dessinée. Chaque vignette est un tableau en noir et blanc, admirablement composé et qu’on pourrait donner à voir dans le cabinet d’estampes d’un musée…

Cette bande dessinée est pour moi un vrai chef d’œuvre. Outre le dessin magnifique de Manara, elle est foisonnante d’idées et peut se lire à plusieurs niveaux. Quand j’avais 18 ans (et si je le retrouve dans mes archives, je le mettrai peut-être sur CL…), sous l’influence de mes cours de philo, j’en avais fait une sorte d’interprétation critique et d’exégèse sur le contrat entre l’individu et la société. Cette bande dessinée, que je conseille à tous, n’est néanmoins pas pour tout public. Le sexe est bien plus explicite dans « Jour de Colère » que dans « HP et Giuseppe Bergman », et annonce certaines dérives de Manara qui s’interroge explicitement, via le personnage de Red (qui est un personnage nihiliste et pervers, qui cherche l'adulation des foules et permet à Manara de mettre en évidence les contradictions et la déliquescence morale de la société occidentale) sur la tolérance (voire la bienveillance) du lecteur vis-à-vis de la représentation graphique de la violence alors que la représentation graphique de la sexualité (même sans aucune violence ou misogynie) suscite un rejet et une assimilation à la pornographie.