Les forges de Syam
de Pierre Bergounioux

critiqué par Sissi, le 13 avril 2012
(Besançon - 54 ans)


La note:  étoiles
Le fin fond du Jura
Les forges de Syam, dans le Jura, c’est un lieu un peu à part, un lieu un peu hors du temps, un lieu archaïque, un lieu aux pratiques ancestrales, un lieu que découvre Pierre Bergounioux au début des années 2000 au moment où il y fait un petit séjour.

Dans ce court récit, il relate ses impressions avant de passer à une partie plus informative, historique et économique.
La phase descriptive est grandiose, avec une précision et une suggestion qui s’harmonisent parfaitement. Ainsi on parvient à visualiser l’endroit mais également à ressentir toute la magie qui en émane.
L’allusion au Grand Meaulnes n’est pas anodine et on peut aisément supposer que l'auteur a souhaité insuffler une dimension vaporeuse et étrange à son récit.

« On ne peut s’empêcher de songer au livre merveilleux où Alain Fournier, en 1913, a fixé le visage de la Belle Epoque, juste avant que n’éclate l’ouragan de fer et de feu qui les emporterait tous les deux. Qui peut oublier l’instant où le grand Meaulnes, après avoir franchi un mur moussu- celui du temps- entre dans la chambre verte ? De beaux objets reposent en désordre sur le mobilier fourbu qui encombre la pièce plongée dans la pénombre. L’écolier en fuite sent rouler les gravats sous ses pieds. Etrange domaine, se dit-il tout bas. Même sensation troublante d’abandon et de vie qui s’obstine, d’activité et ruine lorsqu’on avance vers le bâtiment au clocheton – celui dont l’étage ouvre latéralement sur la route par une porte surélevée, dans le pignon, comme aux granges, mais trop étroite pour livrer passage aux charrettes. »

La seconde partie est moins éblouissante, plus terre à terre, mais l’historique du lieu est intéressant, notamment celui des deux grandes familles qui ont contribué à faire perdurer l’entreprise.
Et l’on se prend à faire des recherches sur le laminage, les martinets, la métallurgie…qui l’aurait cru ?

Pour information, les formes de Syam ont fermé définitivement leurs portes en 2009.
Une usine à la campagne 8 étoiles

Facile pour moi de mettre mes pas dans les mots de Pierre Bergounioux, le petit village abritant ces forges n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de mon domicile et je connais bien cette région qu’il décrit avec une grande minutie et beaucoup de sensibilité. Il m’a été aisé de le suivre sur les petites routes jurassiennes, à l’écart des grands axes de circulation, pour dénicher ce petit vallon où se blottit cette usine palladienne, un peu délabrées, mal entretenue, qui cache bien sa vocation. Seule l’enseigne, à l’entrée, permet de comprendre qu’il s’agit d’une forge et non d’une ferme patricienne, d’une abbaye abandonnée ou d’une folie quelconque d’un nobliau local.

Pierre Bergounioux raconte l’histoire de cette forge en se référant régulièrement à Karl Marx et à son modèle : le passage du patron fondateur qui travaille dans les ateliers, au patron qui vit à la ville en se contenant d’encaisser les produits de l’entreprise. Il resitue cette histoire dans le contexte de l’évolution de l’industrie métallurgique en Europe et dans le monde, des innovations techniques et technologiques, de la constitution des conglomérats géants, de l’effondrement des prix…, le choc industriel, économique, culturel que ces petites entreprises campagnardes, à taille humaine, ont dû subir face à ces géants urbains déshumanisés.

C’est un monde agro-industriel qui se mourait doucement depuis plus d’un siècle, d’une agonie lente mais inéluctable, même s’il respirait encore faiblement quand l’auteur a écrit son texte. Il nous raconte avec une très grande précision comment, dans cette usine musée, on fabrique encore des lingots d’acier pour des usages très spéciaux et nous laisse avec quelques interrogations sur les raisons qui permettent à cette usine de subsister à l’aube du XXI° siècle.

Un texte à la Bergounioux bien sûr, une écriture riche, ciselée, qui décrit avec précision et justesse, les lieux, le travail, l’histoire, le développement et la longue récession de l’activité, l’abandon progressif des ouvriers qui émigrent vers la ville, un processus qui peut servir d’exemple mais dans un cocon tout à fait particulier.

Dans mon emploi, j’ai bien connu cette entreprise, je suivais régulièrement ses difficultés, ses soubresauts, ses redémarrages, ses déboires récurrents et sa fin inéluctable que Bergounioux ne connaissait pas quand il a écrit ce petit livre en forme de témoignage pour qu’on n’oublie pas que cette aventure avait aussi une dimension humaine.

Débézed - Besançon - 77 ans - 17 mai 2012