Escadrons de la mort, l'école française
de Marie-Monique Robin

critiqué par Falgo, le 29 mars 2012
(Lentilly - 85 ans)


La note:  étoiles
Une face très sombre de l'histoire de France dont beaucoup préfèrent nier l'existence.
Ce livre fait suite à un documentaire diffusé la première fois sur Canal+ le 1er septembre 2003 et rediffusé plusieurs fois depuis.
L'auteur a mené une très longue et difficile enquête à la fois historique et journalistique permettant de mettre au jour les raisons d'évènements qui ont ensanglanté de nombreux pays entre la fin de la deuxième guerre mondiale et l'an 2000.
Je tente de résumer correctement et brièvement un ouvrage d'une exceptionnelle richesse, non dénuée de complexité. Il comporte deux parties et une conclusion.

La première partie est consacrée à la France et particulièrement à l'armée française. A partir de 1945, celle-ci a dû faire face en Indochine au soulèvement vietnamien. Elle s'est alors trouvée confrontée à une "guerre" qui ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait connu auparavant. Abandonnée par un pouvoir politique déliquescent, elle a dû affronter une guerre-guerrilla dans laquelle armée adverse et population étaient inextricablement entremêlées. Ses chefs opérationnels ont alors compris qu'ils ne pouvaient lutter efficacement contre un adversaire insaisissable qu'en définissant et appliquant des méthodes plus policières que "militaires": recherche essentielle de renseignements, décryptage de l'organisation de l'adversaire, action psychologique vis à vis des populations, etc.
Il faut se rappeler que tous ces évènements se sont déroulés en Indochine face à une rébellion ouvertement communiste, dans un contexte international de progression de celui-ci, de guerre froide mondiale et d'affrontements localisés. Et cela a donné naissance chez certains cadres militaires à un anticommunisme viscéral. Plusieurs d'entre eux élaborent alors une doctrine de guerre contre-révolutionnaire. L'échec cuisant de l'armée française dans la "guerre d'Indochine" donnera une tour particulier à l'affaire suivante: la rébellion algérienne.
Dans ce territoire, en effet, la confusion est à son comble: il s'agit de départements français où la doctrine contre-révolutionnaire semble pouvoir s'appliquer avec une totale légitimité. Cette optique repose du côté de l'armée sur des ambiguïtés considérables: on peut croire la population "française" alors qu'elle est en majorité arabe et musulmane; les nationalistes algériens sont taxés de communisme, alors qu'ils ne sont que nationalistes; le pouvoir politique est d'une faiblesse insigne et finit par abandonner à l'armée les pleins pouvoirs. Ce sera la "bataille d'Alger", victoire militaire -à quel prix humain et moral! - et défaite politique avec l'arrivée au pouvoir du Général De Gaulle. Je n'en dis pas plus sur cette partie (Indochine, Algérie) présentée dans l'ouvrage d'une manière inédite et bouleversante.
Ce "succès" militaire asseoit la réputation internationale de la doctrine de guerre française, publicisée par de nombreux ouvrages et des cours dispensés depuis le milieu des années 1950 à l'Ecole Supérieure de Guerre (ESG). Ainsi de nombreuses armées étrangères, touchées également par l'obsession anti-communiste, se sont intéressées à cette doctrine, ont envoyé des stagiaires à l'ESG et même, comme l'Argentine, conclu des accords secrets de coopération militaire avec la France.

La deuxième partie du livre est consacrée à l'Argentine. Les militaires argentins, affectés par l'anticommunisme comme un héritage de l'aspect fascisant du péronisme, adoptent avec une grande facilité la vision de la doctrine française, adoption facilitée par une mission militaire française à Buenos Aires et une ambassade au comportement très ambigu. En Argentine sont réunies des conditions favorables à une optique contre-révolutionnaire: le caractère fascisant de nombreux cadres de l'armée, le spectre du communisme représenté par le Cuba de Fidel Castro et les actions subversives de Che Guevarra, l'existence de mouvements gauchistes (Montoneros, Armée Révolutionnaire du Peuple-ERP) ayant recours à la violence armée. Tout ceci aboutira à l'établissement de la dictature militaire du Général Videla, responsable entre 1976 et 1983 de près de 30 000 morts et disparus et dont les effets peinent encore aujourd'hui à trouver une issue judiciaire.
Ce mouvement sera élargi au continent sud-américain, avec la complicité plus ou moins passive des Etats-Unis, avec l'opération Condor qui affectera de nombreux pays, ce qui n'est pas sans rappeler le Chili de Pinochet.
En conclusion l'auteur rappelle que des méthodes de répression similaires ont été appliquées en Irlande, au Rwanda, en Bosnie, en Tchétchénie et en Irak.
L'étendue et l'originalité de la documentation et de la réflexion de l'auteur sont impressionnantes. Il faut lire l'ouvrage pour s'en rendre compte et comprendre les évènements que nous avons cotoyés ou vécus sans toujours en saisir le sens.
Il est étonnant que le propos d'Alexis Jenni (L'art français de la guerre) soit, dans l'intention, assez similaire à celui de Marie-Monique Robin, mais celle-ci parle d'une réalité qui fait froid dans le dos, alors que Jenni produit, par comparaison, de l'eau de rose.