La Folie Almayer
de Joseph Conrad

critiqué par Myrco, le 27 mars 2012
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Déjà un grand écrivain...
Ce premier roman de Joseph Conrad, publié en 1895, nous raconte la déchéance d'un blanc dans le contexte- exotique pour l'époque- des îles indonésiennes alors sous contrôle hollandais.

Le personnage central, Almayer, jeune hollandais employé dans une entreprise de négoce rêve de richesse et de respectabilité et à terme d'un retour à son pays d'origine, cette Europe de ses parents que lui n'a jamais connue:
"et pour couronner le tout, dans un avenir lointain se dressait, lumineuse comme un palais féerique, la grande demeure à Amsterdam, ce paradis terrestre de ses rêves où, fait roi entre les hommes par l'argent du père Lingard, il passerait le crépuscule de son existence dans une ineffable splendeur. "
Le hasard met en effet sur sa route un certain Tom Lingard (personnage qu'on retrouvera dans d'autres romans), grande figure d'un milieu de marins "en quête d'argent et d'aventures» enrichi dans toutes sortes d'activités commerciales plus ou moins légales. Quand Lingard l'enjoint d'épouser sa "fille" -une malaise qu'il a recueillie- en échange de sa fortune, Almayer pense pouvoir transformer son rêve en réalité. De cette union, qui n'en est pas une, naîtra Nina, une belle métisse à laquelle il vouera un amour profond.
Mais les choses ne se dérouleront pas comme prévu, et d'échec en désillusion, d'espoir déçu en trahison, victime des évènements et de ses propres incapacités, notre homme ne pourra échapper à son destin triste et dérisoire. (Je ne dévoile là rien de plus que la 4éme de couverture!).

Roman d'action, "La Folie Almayer" l'est sans aucun doute. Mais, attention à la méprise que peut induire cette fameuse 4ème de couverture qui tend à faire surgir dans notre esprit l'image stéréotypée d'une histoire de pirates à la recherche d'un trésor. Et même si ces ingrédients sont présents en arrière fond, nous sommes très loin de "L'île au trésor"! Conrad nous plonge au coeur d'intrigues à rebondissements entre des communautés ou des individus qui jouent d'alliances, de ruses pour faire triompher leurs intérêts. Tout cela s'avère parfois un peu alambiqué, mais ce n'est pas le problème! Conrad n'hésite pas à user parfois d'effets pour mieux ménager le suspense et balader le lecteur.

Roman psychologique, "La Folie Almayer" l'est tout autant, peut-être plus encore. L'auteur sait nous plonger au coeur des âmes, évoquer la souffrance d'un père blessé, désespéré, les tourments de la jalousie, ou encore les exaltations de la passion jusqu'au conflit cornélien dans lequel se trouve plongée Nina à un moment.
Je reste assez ambivalente vis à vis du personnage principal (n'est-ce pas d'ailleurs la position de Conrad lui même?). On ne peut qu'être touché (en tout cas je l'ai été) par l'extraordinaire solitude d'Almayer, totalement coupé de ses racines, isolé dans son propre "foyer", tour à tour confronté à l'attitude condescendante des blancs (les siens en principe) qui lui refuseront leur protection et à l'hostilité d'un voisinage dangereux sous une façade souvent trompeuse. En outre, son côté naïf, franc face au calcul ou à l'hypocrisie nous le rendent sympathique. Mais il est vrai aussi qu'il s'est rendu coupable d'un calcul qui s'est retourné contre lui et qu'à un moment crucial, il choisira son propre malheur au nom de sa dignité de blanc offensée.

Au-delà, le roman interpelle également sur le problème de l'affrontement des cultures, des valeurs qu'elles véhiculent, des difficultés de coexistence ou de synthèse au travers de l'union mixte ou du métissage. Certes, nous sommes dans le contexte particulier de la colonisation mais ces questions ne trouvent-elles pas encore un écho brûlant aujourd'hui?

Quant à l'écriture… nous sommes déjà dans la magie Conrad, cette capacité à restituer des atmosphères, celle, par exemple ténébreuse et mortifère de la forêt tropicale, à nous faire visualiser des éclairages, entre ombre et lumière, à donner une présence forte à des éléments naturels comme la rivière, personnage à part entière. . .
L'architecture de ce roman apparaît également très maîtrisée. Il n'est pas construit selon un ordre chronologique. La première scène prend place à mi-parcours de la vie d'Almayer. Suit un long flash-back qui retrace sa longue succession d'échecs et de désillusions jusqu’à nous ramener vers la page 110 à cette scène du début, cette attente angoissée, cet espoir d'un basculement du destin. Dans cet art de cristalliser en un moment donné toute l'amertume du passé et la folle espérance en l'avenir se profile déjà le grand écrivain que nous connaissons.