Carnets d'un fantassin : 7 août 1914 - 16 août 1916
de Charles Delvert

critiqué par Radetsky, le 20 mars 2012
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Un citoyen en armes
Charles Delvert, Normalien né en 1879, futur professeur d'histoire au lycée Janson de Sailly à Paris, nous livre ses souvenirs de commandant de Compagnie entre le 7 août 1914 et le 16 août 1916, date à laquelle il fut blessé en Champagne (il retournera au front en octobre de la même année). Entre les hauts de Meuse, la bataille des frontières, la Marne, la Champagne, Verdun (autour du fort de Vaux), c'est une succession de notes brutes prises au jour le jour, sans effets oratoires, sans emphase, sans haine ni prétentions stratégiques que nous livre cet officier du rang, un civil appelé comme des millions d'autres. Jean Norton Cru, dans son étude des ouvrages nés à l'occasion de la guerre de 1914-1918 (http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/28215) fait à juste titre une critique des plus élogieuses de ces Carnets d'un fantassin, dont l'émotion qu'on éprouve à leur lecture doit tout à l'authenticité du témoignage qu'ils expriment ; il ne s'y trouve aucun des procédés que la littérature utilise ordinairement afin de traduire un sentiment, une impression, un choc émotif : tout est dans l'ascèse, l'austérité même du propos, uniquement destiné à transmettre la brutalité des faits qui parlent d'eux mêmes. Nul procédé esthétique ou de style, nulle formule poétique. Notes courtes, centrées sur l'essentiel et prises souvent sous une pluie de projectiles, dans l'urgence de dire le vrai sur tout et sur chacun, l'intellect se bornant à traduire au mieux ce que le corps et la sensibilité subissent d'insoutenable. Qu'il s'agisse des actions du combat, des caractères des personnages, de la permanence de l'humanité profonde de ces derniers, de l'affection et de l'estime que Delvert éprouve à l'égard de ceux qu'il a sous ses ordres, rien n'est omis dans l'énoncé de ces vies mêlées, altérées, supprimées, désespérées mais tenaces. Mais on ne montre pas la guerre : on la vit, sans ornement, avec la précision du trait incisif, où les états d'âme revêtent ce dépouillement "osseux" des épisodes tragiques de la vie. Ce qui n'ôta point à Delvert sa capacité à conserver une sensibilité intacte à la beauté du monde, aux bonheurs que peut offrir la vie, ainsi que le souligne son fils Léon Delvert, lui-même combattant de 1940, dans la belle préface qu'il a consacrée au livre de son père.
Une règle non écrite du système hiérarchique militaire voulait, à l'époque, qu'un officier appelé ne dépassât jamais le grade de capitaine, quels qu'aient été par ailleurs ses talents de soldat au feu. Seuls les officiers d'active pouvaient franchir cette limite, quelles qu'aient été par ailleurs leurs insuffisances. Et pourtant... On songe à cette réflexion du général de Gaulle à la fin de la seconde guerre mondiale, qui cite Péguy s'adressant à la France : "Mère, voici tes fils... ils se sont tant battus !". Tous tes fils, sans exception...!
Ceci me fait songer à ma propre expérience, si modeste, si insignifiante en comparaison, d'officier appelé en temps de paix, mis dans la situation de celui qui va disposer aussi d'autres vies que la sienne, alors qu'éclate l'évidence terrible de la gravité que revêt un ordre donné. La parabole du Centurion vient à l'esprit, comme la nécessité du partage des mêmes misères, des mêmes espoirs, des mêmes raisons de vivre ou de mourir, ce dernier point étant loin d'être toujours évident comme ce l'était pour Charles Delvert. La mort récente de Pierre Schoendoerffer et la rediffusion de son "Crabe-tambour" sont là pour alimenter de nos jours les réflexions illimitées qu'un témoignage comme celui de Charles Delvert peut susciter sur ce que signifie le fait d'être un soldat, qu'on l'ait ou non voulu.