Arcane 17
de André Breton

critiqué par Eric Eliès, le 19 mars 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Un texte complexe mais essentiel pour comprendre André Breton
Arcane 17, écrit par André Breton pendant son exil en Amérique du nord pour fuir la seconde guerre mondiale et la répression de Vichy (qui le visait personnellement), dévoile ses réflexions, ses inquiétudes et ses espoirs sur le devenir du monde et de la civilisation occidentale. Ce livre fut rédigé au Québec et commence par la description de l’île Bonaventure, un sanctuaire d’oiseaux de mer battu par le vent et les vagues, dont la vision suscite une stupeur admirative mêlée de réminiscences. En ce lieu hors du temps, Breton se souvient de ses grandes émotions passées (exemple : le souvenir de drapeaux rouges et noirs brandis par la foule lors d’une manifestation, etc.) et s’ouvre aux grandes douleurs, incarnées par une femme qui a beaucoup souffert et que Breton a rencontrée en Amérique (Breton ne la nomme pas mais il s’agit sans aucun doute possible d’Elisa Claro, qu’il épousera après guerre). André Breton, avec le recul que permet la distance, songe à l’Europe et aux conditions de son redressement : pour lui, il est essentiel de repenser notre manière de considérer et d’apprendre l’Histoire, et de remplacer les valeurs masculines qui ont précipité le monde dans le chaos de la guerre (Junger est cité par Breton comme le héraut lyrique de la violence et de la destruction) par les valeurs féminines, incarnées par l’innocence de la femme-enfant et la naïveté dans l’art (Arcane 17 contient un vibrant hommage au facteur Cheval). Je cite : "Cette crise est si aigue que je n'y découvre pour ma part qu'une solution : le temps serait venu de faire valoir les idées de la femme aux dépens de celles de l'homme, dont la faillite se consomme assez tumultueusement aujourd'hui". Néanmoins, même lorsque Breton disserte sur l'essence de la liberté (qui pour lui ne doit pas être confondue avec les enjeux de la libération du territoire national), ses réflexions diffèrent nettement de simples considérations philosophiques sur la civilisation écrites en temps de guerre : elles sont à chaque fois transcendées par de multiples évocations (invocations ?), parfois fort longues, de grands mythes fondateurs de la figure féminine (Isis, Mélusine -il est intéressant de souligner l'absence d'Eve et l'hostilité de Breton envers la mythologie et les prêtres chrétiens [exemple : évocation négative et méprisante des prêtres tentant d'approcher Elisa Claro pour l'aider à faire face à ses malheurs]) et des forces supérieures cachées derrière les apparences. On sent, en permanence, la volonté de Breton d’accéder à la dimension mythologique comme s’il voulait régénérer l’humanité à sa source même. Il ne cesse de chercher des correspondances (parfois de manière trop obsessionnelle et c'est sa seule faiblesse) et d’en signifier le sens, s’appuyant sur l'occultisme (via la magie et le mythe d'Osiris - la révélation de la formule "Osiris est un dieu noir" est fortement soulignée et constitue un pivot du livre) et sur les arcanes du tarot, dont certaines sont longuement décrites comme des paysages oniriques faisant sens. Breton confie également avoir foi dans les génies poétiques et dans les esprits inconnus supérieurs qui ont guidé ses pas (permettant des rencontres essentielles) et toujours l’ont rattrapé au moment où il allait trébucher et chuter. Il y a clairement, chez Breton, une quête de spiritualité et une exigence de vrai courage (André Breton cite Pierre Brossolette, en exemple d'homme qui a su faire face au danger et prendre le risque de résister) pour défendre (Breton évoque alors Hugo et La fin de Satan dans la conclusion d'Arcane 17) la Poésie, la Liberté et l'Amour.

La lecture d’Arcane 17 n’est pas aisée car la pensée de Breton se déploie en spirale, brassant les mêmes thèmes avec de nombreuses digressions qui ôtent toute linéarité au texte, et explicite peu ses références. Ainsi, la prose poétique de Breton, tout en étant d’une grande beauté car à la fois extrêmement précise et riche d’images, peut dérouter le lecteur qui ne serait pas déjà familier de l’œuvre et de la pensée de Breton, notamment dans sa dimension occulte. Il faut en fait accepter de se laisser emporter et de s’immerger dans ce texte sublime, que Breton a complété par un court appendice « Ajours » afin de préciser ou d’actualiser les éléments de sa réflexion à la lumière de la Libération, qui suscita l’inquiétude de Breton en raison des compromis acceptés par le peuple de Paris, en lequel Breton avait placé ses espoirs de révolution. Breton y déplore le retour du sentiment nationaliste (en citant Eluard et Aragon, tous deux contaminés !) et insiste sur la nécessité de redonner un sens à la vie (de la "repassionner") pour éviter de succomber à l'attrait de la fureur guerrière (dont Breton admet et déplore la grandeur, en évoquant Junger)

Arcane 17 démontre aussi que la guerre a été un creuset de la pensée d'André Breton et que le surréalisme ne peut être pleinement compris si on néglige l'arrière-plan des deux guerres mondiales successives. En conséquence, Arcane 17 est daté et appartient à une époque. Plus qu'une faiblesse, cela prouve que la pensée d'André Breton n'est pas une pure construction intellectuelle (ce qui peut parfois lui être légitimement reproché tant Breton a manifesté un esprit de "système") : elle émane d'une expérience intensément vécue dans une époque intensément troublée. Arcane 17 est un ouvrage fondamental car il constitue une sorte d'aboutissement de la pensée d'André Breton, qui éclaire rétrospectivement tout le développement historique du surréalisme.

Nota : j'ai lu le texte dans l'édition 10/18 (pas d'ISBN référencé sur internet ni indiqué sur le livre) et non dans celle du LP. L'édition 10/18 était complétée d'un court résumé, enrichi de quelques éléments d'analyse, par Michel Beaujour intitulé "André Breton ou la transparence".