Traité de l'origine du langage
de Johann Gottfried von Herder

critiqué par Montréalaise, le 7 mars 2012
( - 30 ans)


La note:  étoiles
Herder, précurseur du structuralisme
Publié en 1771, le « Traité de l'origine du langage » eut un tel succès en Allemagne qu'il comptera parmi les oeuvres majeures du philosophe et écrivain romantique Johann Gottfried von Herder. Contemporain de Rousseau, dont la théorie inspirera le jeune Prussien, il critiquera néanmoins cette déclaration du Génevois qui stipule que l'être humain est un animal naturellement solitaire.

Au contraire, Herder, en considérant que l'homme est un animal essentiellement grégaire, ajoutera ainsi plus de poids à sa théorie sur le langage que je trouve personnellement beaucoup plus détaillée, précise et cohérente que celle de Rousseau (quoique celui de ce dernier en général soit assez convaincante). Mais surtout, la philosophie herdérienne du langage se montrera en avance sur son temps, car elle préparera les prémisses du courant structuraliste, d'abord, par le biais de la linguistique de Ferdinand de Saussure, puis, un siècle plus tard, par le courant anthropologique de Claude Lévi-Strauss qui transformera l'anthropologie en véritable humanisme.

Qu'est-ce qui rend la théorie de Herder si originale? D'abord, il fut l'un des premiers philosophes à contester farouchement une origine divine au langage humain. Celui-ci, au contraire, tire ses origines d'abord de la nature biologique si distincte de l'homme, puis de son propre environnement.

« Déjà comme animal, l'homme a un langage ». Il exprime déjà ses sentiments, ses émotions et ses passions par des sons : Ah!, Oh!, Iiii! etc. Mais ce qui a permis à l'homme de se distinguer des autres animaux est que le langage soit inscrit dans sa nature propre, ses gènes, son cerveau si complexe qui le rend si perfectible dans son imagination, sa pensée, sa raison, sa réflexion, sa liberté.

Comment est né le premier langage proprement « humain »? C'est par l'ouïe, ce qu'il entend autour de lui et Herder donne son fameux exemple du mouton qui bêêêêle et de l'homme qui l'entend et qui déclare : « Tu es celui qui bêêêêle! » Ce qui explique notamment que les langues les plus anciennes (langues orientales) soient si poétiques et remplis de métaphores verbales (la poésie serait donc venue avant la prose et le verbe, avant le nom, le temps passé, avant le temps présent) et que de ce langage soit construite leur pensée mythologique inspirée de l'animisme.

Herder précise aussi que comme nos sens ne sont que des modes de représentations, des schémas de notre pensée, celle-ci appose une marque sur un élément de notre environnement et crée avant tout un langage intérieur qui sera, par la voix, transformé plus tard en langage extérieur (il annonce aussi la psychologie cognitiviste)! Mais pourquoi surtout l'ouïe et non le toucher et la vue? Parce que l'un est trop limité et l'autre illimité, trop obscur et trop éblouissant, trop froid et trop envahissant, parce qu'ils annoncent trop d'éléments pour les distinguer entre eux, parce que l'ouïe nous enseigne les sons un par un, parce que ceux-ci sont mouvement et que l'ouïe nous éveille à la première impression différente. Bref, parce que l'ouïe est dans le juste milieu!

Selon Herder, les premières langues ont des mots dont les racines sont entrecroisées de sentiments et riches en synonymes. Le fait qu'un « sauvage » pense qu'une chose est douée d'un esprit n'est non pas signe d'une intelligence inférieure mais bien au contraire, de la capacité de l'être humain à imaginer et à inventer. Aussi, les langues anciennes, si riches et si flexibles, sont ainsi celles dont l'utilisation de gestes et d'images est la plus fréquente et dont la grammaire est la moins développée. Cependant, avec le temps, elle vient à distinguer les significations entre elles, les mots entre eux, à les classer, et ce, au moment où l'être humain commence à réfléchir sur sa condition d'homme, sur son histoire, sur sa « raison ». À partir de là, les mots ne se créent plus selon la nature, mais bien selon l'homme lui-même. C'est le début de la civilisation.

Ce qui amène Herder à postuler quatre lois de la nature :

1) L'homme est un être actif qui pense librement et qui apprend progressivement : c'est une créature de langage parce que sa pensée, héritée de sa biologie, est elle-même un langage!

2) L'homme est un animal social, grégaire qui a besoin des autres pour survivre et se développer. L'enseignement des valeurs, des chants, des arts et de l'histoire des ancêtres par les parents se fait par le langage.

3) Comme il existe plusieurs populations humaines, qu'elles soient dispersées par l'environnement ou éloignées par des querelles de clans familiaux, il se crée plusieurs langues qui caractérisent les différents patrimoines des ancêtres du clan.

4) Mais surtout, comme tous les êtres humains sont de la même espèce, toutes les langues se perfectionnent et se structurent de la même manière.

La langue est le plus grand trésor de l'humanité. Malgré nos différences, nous nous ressemblons et l'emprunt à l'autre, loin de nous aliéner, enrichit un vocabulaire parfois manquant de mots désignant des choses ne pouvant exister dans notre milieu.

Cette magnifique conclusion de Herder, si en avance sur son temps, si belle, si poétique, si pleine d'espoir et de confiance pour l'humanité et révélant un humanisme profond, vient de consacrer ce « Traité » parmi les chefs-d'oeuvre tant oubliés de la littérature philosophique.