HP et Giuseppe Bergman
de Milo Manara

critiqué par Eric Eliès, le 2 mars 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une bande dessinée extraordinaire de virtuosité et d'inventivité
"HP et Giuseppe Bergman" est une bande dessinée extraordinaire, à la fois par la virtuosité du dessin et par la profondeur de l'histoire, qui peut se lire à différents niveaux. Elle pose aussi une grande question relative à Milo Manara : comment cet homme, si doué pour le dessin et si inspiré dans l'écriture scénaristique, a pu peu à peu à ce point sombrer dans l'insignifiance ? La réponse réside peut-être dans les deux lettres, peu mystérieuses, du titre de cette bande dessinée : Hugo Pratt, dont le décès semble avoir été un choc jamais surmonté par Manara. Manara a en outre subi, de manière presque concomitante, la disparition de Federico Fellini qui était devenu son ami et son inspirateur (cf le magnifique "Le voyage de G.Mastorna dit Fernet").
Giuseppe Bergman est un jeune homme ordinaire, un parfait anti-héros, qui vit à Venise et aspire à une autre vie. La BD commence d'ailleurs avec son cri : "Y en a marre !", qui résonne entre les murs de son appartement puis s'éteint face à l'indifférence de sa compagne. Profitant d'un jeu-concours de téléréalité (la BD a été écrite en 1980 !), dont il se révèle être le seul candidat, Bergman s'envole vers l'Amérique du Sud pour vivre, sous l'égide d'HP (son maître d'aventures), des aventures qui seront filmées et diffusées en direct aux téléspectateurs, pour les distraire de leur morne quotidien. La BD intègre d'ailleurs avec beaucoup d'humour des effets de caméra, des questions directes au lecteur, etc. L'inventivité de Manara est proprement hallucinante et Casterman lui a donné la liberté de l'exprimer. Très vite, Bergman devient un acteur passif, qui subit les évènements malgré toutes ses tentatives pour les maîtriser : après un échouement sur l'Amazone, il est fait prisonnier par une tribu indienne puis contraint de s'échapper avant de tomber dans les mains de guérilleros puis de contracter la fièvre et de se mettre à délirer en errant dans la jungle. Ces évènements ne sont que le support de l'histoire qui devient de plus en plus onirique, parfois jusqu'au fantastique, au fur et à mesure de sa progression. Le personnage de HP (Hugo Pratt) est très habilement mis en scène, et semble tirer les ficelles de l'aventure sans pour autant en être dupe. L'histoire est aussi pleine de résonances politiques, avec de multiples références aux mouvements hippies et aux luttes politiques qui secouent l'Italie et l'Europe à la fin des années 70. Enfin, outre l'érotisme qui sourd du dessin chaque fois que Manara dessine une femme (tant sa capacité à dessiner le corps parvient presque à restituer la texture et la densité de la chair), il faut souligner l'humour. Manara parsème des gags dans son histoire et sait parfaitement jouer sur tous les registres du comique, de l'ironie au grotesque en passant par le comique de situation. Il est le seul auteur, avec Goossens, dont le dessin soit capable de me faire rire simplement par un gros plan sur un regard...
L'aventure se conclut par un retour à Venise. Giuseppe retrouve HP, qui perd (intentionnellement ?) un carnet. La BD devient alors la mise en images de ce carnet, d'un fantastique troublant enraciné dans les mythes, l'occultisme et les mystères de Venise. Giuseppe comprend alors que l'aventure est partout et qu'il n'est pas besoin de partir au loin. L'Ailleurs est Ici, même dans le bureau de l'assistance sociale où s'achève le récit...

Nota : l'édition cartonnée sous jaquette est enrichie d'une suite de très belles illustrations hors texte, qui révèlent (ou confirment pour ceux qui le connaissaient déjà !) le talent de peintre et d'aquarelliste de Manara.