Tout est dans perdre
de Marcel Migozzi, Michel Dufresne (Dessin)

critiqué par Eric Eliès, le 26 février 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Dire le deuil, la perte et l'absence
Marcel Migozzi a écrit "Tout est dans perdre" en hommage à ses parents et à sa soeur Rose, tous trois décédés. Il est divisé en trois parties sobrement intitulées, avec une naïveté voulue qui ressuscite le fils que Marcel Migozzi fut pour ses parents : Pa / Man / Rose.
Ce qui frappe avant tout est l'extrême dignité de la parole et la tension qui la justifie. Rien n'est larmoyant ni gratuit dans ce recueil qui dit, avec gravité, l'effacement progressif de la vie dans le corps et l'esprit de ses parents devenus vieux, puis la mort, puis le poids d'absence qui pèse sur ceux qui restent et survivent... Au-delà de l'évocation de la personne disparue, à laquelle Migozzi semble s'adresser sur un ton de confidence, c'est le rapport au temps qui est le coeur du recueil, un peu comme dans "Le livre de ma mère" d'Albert Cohen mais avec une plus grande économie de moyens qui vise à l'essentiel. Il y a, dans l'écriture de Marcel Migozzi, une remarquable capacité à dire beaucoup avec peu de mots et à cristalliser la souffrance et les sentiments, nés des instants vécus, dans des blocs compacts (de prose ou en strophes de quelques vers libres) infiniment plus denses que, par exemple, la prose poétique un peu molle et trop bavarde (à mon goût !) de Christian Bobin (La présence pure, etc.).
Je vous en donne quelques exemples, extraits des trois parties :

*** Pa :
" Mais ce qui marque me rappelle, me répète : moi dans tes bras, tu courais les nuits de guerre, les maisons ivres derrière nous, tu m'asseyais dans la foule des sacs de sable des abris.

Aujourd'hui, la toux parle la première au lit, à ta place. Tu n'as plus la force de te hausser jusqu'aux coussins. Et moi pour la première fois de ma vie je te domine, je t'embrasse sur le front."

" Me voici debout devant
toi sous le tas de terre commune

Certitudes de statue incapable
de former un mot de le prononcer
de se mouvoir

Désormais

Puis malgré moi faire le premier pas
vers le dernier toi au-dessus

Tout en sachant que tu as quitté la maison
mais qu'il n'y a pas que la chair
qu'on te cherchera "

*** Man :
"Je suis mourant dans le dernier corps
de ma mère.
S'en plaindre à qui de moins mortel
que nous deux ?
N'existe pas
ce qui ne souffre pas ?"

*** Rose (morte d'un cancer) :
"Il a été question de mort.
Ton visage a perdu.
Ta chair commence à lui manquer.

Cette pâleur
comme éteignant
la peau, derrière toi,

c'est la douleur
qui décide pour toi."

Ce recueil de Marcel Migozzi n'est hélas plus disponible commercialement (d'après internet) alors que c'est un recueil sublime, qui parvient à évoquer l'ombre portée de la mort sur la vie quotidienne comme peu de poètes savent le faire. En même temps que j'écris, j'essaye de trouver un recueil doté d'une même puissance d'évocation : je ne vois que "A la lumière d'hiver" de Philippe Jaccottet, filant l'image de l'ombre du glacier. Il est dommage pour la poésie contemporaine qu'un recueil tel que celui-ci reste méconnu (sans pour autant être ignoré car Migozzi est souvent référencé, sur Poezibao par exemple, ou dans la grande étude de Sabatier sur la poésie française).